LE POUVOIR DES CONFRÉRIES DANS LE ROYAUME

LA VOIX MYSTIQUE DU MAROC

Depuis l’intronisation de S.M. Mohammed VI, les zaouïas du Royaume occupent plus que jamais les devants de la scène. Enquête sur un vrai phénomène de société, où politique et religion font bon ménage.


C’est la frénésie, en cette mi-octobre 2023, au niveau des zaouïas nationales. À l’occasion du vingt-cinquième anniversaire de la disparition du roi Hassan II, plusieurs d’entre elles reçoivent des représentants de l’autorité, pas venus, pour le moins, les poches vides: sur instructions personnelles du roi Mohammed VI, ils sont venus remettre aux dirigeants desdites zaouïas, que l’on appelle en arabe des “moqadems”, des dons exprès de la part du Souverain. De Rissani (province d’Errachidia), où se trouve le mausolée de Moulay Ali Chérif, fondateur de la dynastie alaouite dont Mohammed VI est l’actuel représentant sur le trône, en passant par Goulmima (également dans la province d’Errachidia), Fès, Tiznit et Meknès, elles sont une bonne dizaine au seul titre de celles qui font l’objet d’une mention dans les médias.

Dons royaux
En réalité, elles auraient été autrement nombreuses à avoir été concernées. “De toute façon, c’est tout au long de l’année que Sa Majesté entoure les zaouïas de sa sollicitude. L’anniversaire de la disparition de feu Sa Majesté Hassan II, on en parle juste davantage car c’est une occasion qui tient beaucoup à Sa Majesté et au reste de la famille royale, et c’est de ce fait qu’elle bénéficie de davantage de médiatisation. Vous pouvez vérifier par vos propres moyens journalistiques”, nous indique une source bien au fait. Et justement, “moyens journalistiques” mis à contribution, on peut effectivement facilement trouver de nombreuses autres circonstances où des zaouïas se sont vues octroyer, urbi et orbi, des dons royaux. Récemment, toute une commission royale s’est par exemple rendue le 26 février 2024, coïncidant avec le quinzième jour du mois de Chaâbane, dans la commune de Tazroute (province de Larache) en vue de remettre un don royal aux Chorfas Alamiyines (qui descendent du saint soufi Moulay Abdeslam ben M’chich, dont le mausolée se trouve justement à Tazroute).

Cette commission a été présidée par Mohamed Saâd Eddine Smiej, qui est chargé de mission à la chambellerie royale. Lequel Mohamed Saâd Eddine Smiej avait par ailleurs fait acte de présence, le 2 juillet 2023, à la dernière édition du moussem de Moulay Abdeslam ben M’chich, à l’occasion duquel il était aussi venu avec des dons royaux dans la main, mais ceux-là au profit des ménages démunis et des personnes atteintes de maladies chroniques et à besoins spécifiques.

Avant que le concerné ne fasse dans les semaines qui ont suivi, et ce à des fins similaires, le déplacement le 27 juillet 2023 au moussem de Moulay Bouchta El Khammar à Taounate, puis le 8 août 2023 à celui de Moulay Abdellah Amghar à El Jadida. Là aussi, des dons royaux avaient été distribués. La particularité de ces dons, c’est qu’ils proviennent de la cassette personnelle de Mohammed VI.

C’est-à-dire que c’est en son nom propre que les zaouïas les obtiennent. Mais ce n’est pas là la seule aide royale qui leur est destinée. “Dès son intronisation, Sa Majesté a certainement beaucoup, beaucoup fait pour restaurer les zaouïas nationales et contribuer à leur redonner le lustre qui a toujours été le leur dans l’Histoire de notre pays”, nous déclare Abdellah Chbihi, grand spécialiste du soufisme marocain et qui en connaît d’autant plus un rayon sur le sujet que c’est sa famille, les Chbihi, qui depuis des siècles est chargée par le trône alaouite de veiller à l’entretien de la zaouïa idrisside de Moulay Driss Zerhoun, “la mère de toutes les zaouïas marocaines”, comme notre interlocuteur tient à le préciser (à noter que les Chbihi sont eux-mêmes d’ascendance idrisside). “Quand je dis dès son intronisation, je parle vraiment de façon littérale.


Des disciples africains de la Tariqa tijaniya.


Creuset civilisationnel
Quelques semaines après qu’il se fit présenter la bey’a, c’est à Moulay Driss Zerhoun qu’il effectue son premier véritable déplacement officiel à l’intérieur du Maroc (le 7 septembre 1999, ndlr). C’est une vieille tradition a, d’une part, pour but de rappeler la continuité qu’il y a entre la première dynastie des Idrissides, fondatrice du premier État marocain en 789, et celle des Alaouites, qui est donc au pouvoir depuis 1666. Mais c’est aussi, d’autre part, pour consacrer une partie du fondement du creuset civilisationnel marocain, qui est le soufisme, puisque Moulay Driss, le premier roi du Maroc, était également un missionnaire soufi, venu faire la promotion d’un islam ésotérique allant au-delà de la pratique religieuse au sens le plus rigoriste du terme”, expose Abdellah Chbihi.

Vieille tradition
Lui-même pratiquant du soufisme à travers son appartenance à la “tariqa”, ou voie, qadiriya boutchichiya et davantage connu du grand public au cours de ces dernières années pour son action à la tête du Festival de Fès de la culture soufie qu’il a lui-même fondé en mai 2007 (la prochaine édition se tient, soit dit en passant, du 20 au 27 avril 2024), Faouzi Skali partage également ce constat que Mohammed VI a grandement contribué à remettre en avant les zaouïas du pays et, par voie de conséquence, le soufisme. “Pendant des années, notamment après l’indépendance, l’islam confrérique des zaouïas a continué d’exister, mais il était relégué au second plan notamment du fait de la montée en puissance d’un certain islam moyen-oriental intégriste qui a eu l’avantage de disposer pour sa propagation de la force de frappe des pétrodollars. Je fais plus clairement référence au wahhabisme.

Fil conducteur
Faisant partie de notre ADN, le soufisme pouvait agir comme un rempart. Et heureusement, Sa Majesté ne s’est pas privée de le faire, pour le bien spirituel de notre nation”, décrypte Faouzi Skali. Et ce dernier de rappeler, comme par ailleurs Abdellah Chbihi, ce célèbre vers arabe du alem musulman Ibn Achir, censé représenter la quintessence de ce qu’est ce fameux “islam marocain” dont on se plaît souvent à parler: “Selon la doctrine d’al-Achari et la jurisprudence de Malik // Et selon la voie de Junayd qui a su suivre le chemin qui mène vers Allâh”. Junayd étant considéré comme le fondateur du soufisme sunnite, dont les enseignements continuent à ce jour d’influencer une grande partie des confréries du monde musulman, y compris donc au Maroc. “À un moment, nous avions plus que jamais besoin de reprendre ce fil conducteur”, confie Abdellah Chbihi. Ce à quoi nos deux interlocuteurs font allusion, c’est cette période du tournant du siècle, coïncidant d’ailleurs avec l’accession au trône de Mohammed VI, où le wahhabisme, mentionné par Faouzi Skali, fait littéralement des ravages. Le 11 septembre 2001, il fait près de 3.000 morts aux États-Unis. Le Maroc n’est pas en reste: le 16 mai 2003, Casablanca est à son tour victime d’attaques terroristes, qui débouchent rapidement, dans les douze jours, sur l’adoption de la loi relative à la lutte contre le terrorisme.

Parallèlement à cela, Mohammed VI opère, à partir d’avril 2004, une restructuration du champ religieux. Et si, dans le discours qu’il prononce au moment d’officialiser cette restructuration, il ne fait aucun cas du soufisme et des zaouïas, ces dernières ne commencent pas moins de jouer, sur le terrain, un rôle concret dans la promotion de la “sécurité spirituelle” des Marocains, nouvelle expression qui commence à faire florès à l’époque au Maroc après avoir été pour la première fois utilisée par Mohammed VI lui-même. Il faut dire, surtout, que depuis novembre 2002, c’est un soufi, en l’occurrence Ahmed Toufiq, qui dirige le département régalien des Habous et des Affaires islamiques (Ahmed Toufiq est, au même titre que Faouzi Skali, également un adepte de la boutchichiya).


Faouzi Skali, président de la Fondation Esprit de Fès.


“Sécurité spirituelle”
Quand Ahmed Toufiq est nommé dans le cadre du gouvernement que dirige Driss Jettou à l’issue des législatives du 27 septembre 2002, il succède à Abdelkebir Mdaghri Alaoui, qui, bien qu’âgé quasiment du même âge qu’Ahmed Toufiq -Abdelkebir Mdaghri Alaoui est âgé d’environ une année de plus seulement- avait des inclinations un peu plus “littéralistes” si l’on puit dire de la tradition religieuse. À peine cinq jours après son installation, Ahmed Toufiq annonce, ainsi, la couleur, à travers le thème de la première causerie religieuse qu’il anime au cours du mois de Ramadan devant Mohammed VI: “La descendance du prophète et le référentiel soufi dans l’Histoire du Maroc”. Par la suite, il reprendra régulièrement le thème du soufisme dans ses interventions publiques, mais son action ne se limite pas, pour autant, à des paroles. En septembre 2004, il décroche le patronage de Mohammed VI pour organiser à Sidi Chiker, dans la province de Safi, une première rencontre internationale des affiliés au soufisme, bientôt suivies par d’autres (la toute dernière édition, la dix-huitième de l’Histoire, a eu lieu du 18 au 22 octobre 2023 à Madagh (province de Berkane), où siège la boutchichiya).

L’événement donne alors l’occasion à Mohammed VI d’expliciter la vision qu’il se fait du rôle des zaouïas dans le paradigme religieux national, à travers le message qu’il adresse: “La sollicitude que nous réservons aux zaouïas, comme le faisaient jadis nos illustres aïeux, traduit toute l’estime que porte notre Majesté aux apports des différentes tariqas du soufisme marocain, en matière d’orientation et de guidance spirituelle, et en faveur de la dissémination des connaissances et des ingrédients du développement”. Mais c’est également pour le Maroc, à l’heure où la guerre contre le terrorisme, menée par l’administration du président américain George W. Bush, fait rage dans le monde, une vitrine qui lui permet d’exposer son modèle à l’international et de se présenter aux autres comme un champion de l’islam du juste milieu et de la modération.

Sans compter l’intérêt politique concret de prendre langue avec des confréries étrangères; dans le reste de l’Afrique notamment, où dans beaucoup de pays l’islam confrérique continue de dominer largement, ces confréries seront d’une aide importante au moment où, au milieu des années 2010, le Royaume souhaite retrouver sa pleine place dans les instances continentales, où il n’était plus présent depuis son départ de l’Organisation de l’unité africaine (OUA) en novembre 1984, sur fond d’admission à cette dernière de la pseudo “République arabe sahraouie démocratique” (RASD), qui revendique le Sahara marocain. Il faut dire aussi qu’une grande partie des tariqas africaines, notamment la chadhiliya et la tijaniya -dont le fondateur, Sidi Ahmed Tijani, repose aujourd’hui dans l’ancienne médina de Fès-, sont d’origine marocaine, ce qui aux yeux de nombreux ressortissants musulmans du continent donne une aura particulière au Maroc, souvent perçu par eux comme un “pays de saints”. Dans un passé plus récent, le Maroc a notamment pu compter sur l’adhésion de l’émir de Kano, un des plus importants leaders spirituels du Nigéria, à la tijaniya, pour faire avancer le projet de gazoduc avec Abuja; ledit émir en avait d’ailleurs ouvertement discuté avec Ahmed Toufiq lors d’entretiens que les deux hommes avaient eus en juin 2022 à Rabat.


Cérémonie de remise d’un don royal à la zaouia de Tiznit en 2023.


Le “devoir à l’égard d’al-Imama”
Et au Sahel, c’est par le truchement notamment du chérif de Nioro, grand leader spirituel malien lui aussi tijani -la tariqa de sa confrérie s’appelle plus précisément la “hamalliya”-, que le Maroc a su entretenir d’aussi bonnes relations avec la Transition au pouvoir à Bamako depuis mai 2021. Au point de fortement agacer, au passage, la junte militaire algérienne, qui cherche depuis plusieurs années à récupérer la tijaniya à son profit, mais sans vraiment de succès pour l’heure. “Ce qui s’est passé c’est qu’au cours de l’Histoire, les maîtres soufis marocains voyageaient beaucoup. Ils se rendaient au Hajj par exemple, et là ils répandaient les tariqas dont ils étaient les tenants. Ce qui fait que les tariqas se sont disséminés un peu partout, jusqu’en Chine notamment pour la chadhiliya. En Égypte par exemple, outre Abou el-Hassan Chadhili, qui est donc le fondateur de la chadhiliya, vous avez Ahmed el-Badaoui, qui est tout de même le plus grand saint du pays et qui, s’il est enterré à Tanta, est un Marocain originaire de Fès”, rappelle Faouzi Skali.

Si donc le soufisme sert pour le Maroc d’outil ingénieux de soft power, en plus de contribuer à diffuser un “islam des lumières” si l’on peut l’appeler ainsi aussi bien au Maroc qu’à l’étranger, il faudrait aussi ajouter à cela le fait que les zaouïas sont aussi à même de jouer une fonction d’encadrement auprès de la population. Historiquement d’ailleurs, elles ont longtemps eu cette vocation, allant par exemple jusqu’à prendre la tête de la guerre sainte contre les colons européens,... et même un peu plus que cela. “Les Dilaïtes, qui sont l’exemple le plus célèbres, avaient même eu un État et contrôlaient un large pan du territoire national avant d’être écrasés par les Alaouites à l’ère du sultan Moulay Rachid (en 1667, ndlr)”, souligne Abdellah Chbihi. D’où qu’un sentiment de méfiance puisse parfois donner l’impression d’exister.

Dans son message à la première rencontre internationale des affiliés au soufisme, Mohammed VI avait ainsi insisté sur le “devoir à l’égard d’al-Imama al-Odhma (autorité tutélaire suprême, ndlr) incarnée par le commandeur des croyants” des zaouïas, à titre de clarification de ce que le chef de l’État attend d’elles. Cela dit, les quelque 1.600 que compte actuellement le Maroc ont toutes, sans exception, toujours fait montre de loyalisme à l’égard du trône, la boutchichiya allant même jusqu’à battre le pavé, en juin 2011 à Casablanca, pour voter oui au référendum sur l’actuelle Constitution. De quoi bien leur valoir les meilleurs égards royaux, comme les “moyens journalistiques” suffisent à l’attester...

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