Relations Maroc-Soudan : conversation avec un chauffeur uber soudanais


Wad Madani, deuxième ville du Soudan. Elle aurait été fondée par des Marocains


Pris par un fort élan missionnaire, des milliers des Marocains se mirent, au Moyen-Âge, à sillonner l’Afrique noire, dont le Soudan, pour y répandre la foi musulmane.

Voilà près de vingt ans, l’écrivain égyptien Khaled Al Khamissi faisait un tabac dans les librairies arabes en rapportant dans “Taxi”, ouvrage devenu aujourd’hui un classique, les propos de taximen avec qui il avait eu l’heur de déambuler, au gré des jours, dans les rues du Caire. Dans un contexte où, à la fin de l’été 2005, son pays s’apprêtait à réélire, pour la quatrième fois de suite, Hosni Moubarak à la présidence, le livre se donnait comme objectif de dresser une vue au ras des pâquerettes, dans un langage brut de décoffrage -l’écriture s’est faite en dialectal-, de la réalité d’alors de l’Égypte.

En somme, les taximen ont parfois des choses intéressantes à dire sur l’état du monde et méritent de trouver un relai; en tout cas, c’est la réflexion que je me suis faite en tapant récemment la discussion avec un chauffeur Uber soudanais au hasard d’une course dans la capitale d’un grand pays occidental. Le regard fermement fixé sur les rubans d’asphalte sur lesquels se glissait, avec beaucoup de naturel, sa Ford Fusion de couleur blanche, Muhammad (nom d’emprunt) ne pouvait bien évidemment manquer de me poser, à la vue de mon prénom à consonance arabe, la question sur mes origines.

Étant donné que dans les terres où je me trouvais les sociétés de VTC emploient de nombreux ressortissants des pays arabes, la scène n’était pas tout-à-fait inhabituelle pour moi; elle est plutôt très commune et fait que mes périples me donnent quelquefois l’impression de vivre à l’époque d’Ibn-Khaldoun, où l’on pouvait encore librement circuler de l’océan Atlantique au Golfe et frayer avec ses “compatriotes” des différents bords de ce qui constitue actuellement le monde arabe. Ce qui distinguait toutefois Muhammad, c’est que, lui, avait déjà visité le Maroc et qu’il le connaissait même sur le bout des doigts.

Il s’était même rendu à Salé, ville où j’ai partiellement grandi et où continue encore de vivre ma famille. “Au Soudan, nous nous intéressons beaucoup au Maroc,” m’a confié Muhammad. “C’était pour moi un rêve depuis toujours d’y aller.” A priori, on pourrait croire que mon interlocuteur cherchât uniquement à faire montre d’amabilité, comme c’est, comme chacun le sait, dans les habitudes du peuple soudanais, généralement réputé pour sa grande chaleur humaine et son caractère affable.

Mais Muhammad refusait de lâcher le morceau. Féru de littérature, il avait, de son propre aveu, “mille fois” lu et relu Mohamed Choukri et regrettait encore de ne pas avoir eu l’occasion de visiter Tanger, la ville de l’auteur du “Pain nu”. En revanche, il avait bien pu se recueillir, à Rabat, sur la tombe de Muhammad al-Faytouri, chantre de l’africanité arabe -son célèbre cri de ralliement, “Afrique, Afrique, réveille-toi”, a été appris par coeur par des générations de collégiens marocains- et qui est enterré dans le cimetière Chouhada de la capitale après avoir rendu l’âme sur les bords du Bouregreg en avril 2015. Quand j’ai cherché à en savoir plus sur lui et son parcours, Muhammad m’a appris qu’il était originaire de Wad Madani, deuxième ville du Soudan.

Ceux qui suivent le conflit en cours depuis le 15 avril 2023 dans la capitale, Khartoum, ont certainement dû en entendre parler, car c’est devenu le principal point de repli des réfugiés. Mais au Soudan, on en parle aussi comme d’une cité d’origine marocaine; si la chose n’est pas avérée, il n’en reste pas moins qu’elle ne serait pas vraiment tirée par les cheveux du fait de la présence historique de sujets de l’Empire chérifien dans le pays. Une tribu entière porte d’ailleurs le nom d’“al-Maghariba”, c’est-à-dire les Marocains, et a donné de nombreuses éminentes personnalités soudanaises, à l’instar du poète Mubarak al-Maghribi (1928- 1982).

Et il est également très commun de retrouver dans de nombreuses villes des “quartiers marocains”, y compris à Khartoum. C’est que pris par un fort élan missionnaire, des milliers des Marocains se mirent, au MoyenÂge, à sillonner l’Afrique noire, dont le Soudan, pour y répandre la foi musulmane; et cela fait d’ailleurs que la majorité des Soudanais sont aujourd’hui, comme c’est le cas au Maroc, de rite malikite. Muhammad me confirme aussi le grand prestige dont jouissent les monarques marocains parmi les siens. Mais avant tout, c’est le Maroc actuel qui retient le plus son attention.

Pour nous Marocains, la stabilité dont nous jouissons en comparaison avec les autres pays de la région est peut-être un acquis, mais Muhammad insiste que c’est loin d’être le cas, et que si cela ne tenait qu’à lui, il n’en serait pas à essayer d’exfiltrer sa famille depuis son sol natal. “Crois-moi, vous avez un pays béni, vous avez déjà tout ce qu’il vous faut,” me dit-il au moment où, arrivé à destination, je dois me retirer de sa voiture. S’il fallait refaire un jour un “Taxi” qui s’intéresserait à l’ensemble des pays arabes et pas seulement à l’Égypte, il serait peut-être intéressant d’y inclure Muhammad...

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