La Fièvre salafiste

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Le salafisme connaît un regain de ferveur  au Maroc. Il constitue pour l’État un  rempart contre la menace jihadiste.

Curieux! Curieux, tout de  même, que ce grand rendezvous  du jeudi 2 avril 2015, avec  cette rencontre fortement  médiatisée organisée par le  Conseil supérieur des Oulémas  sur le salafisme. Les orateurs se sont appliqués  à tenter d’appréhender les multiples  aspects de ce mouvement de nature idéologique.  Mustapha Benhamza, président  du Conseil régional des oulémas d’Oujda,  a insisté sur l’appartenance au salafisme,  une réalité, à ses yeux, partagée et reconnue  par toutes les personnes se réclamant  de “Ahl Sunna wal Jamaa”. Il a expliqué  que le modèle marocain du salafisme a  adopté, après un grand effort d’ijtihad, le  rite sunnite, achaarite et malékite. Il a ainsi  tranché par rapport à plusieurs doctrines,  notamment celles des kharijites, des chiites  et des mutazilites.

Sécurité spirituelle
Sur quelles bases? Pour contrecarrer toute  forme d’innovation hérétique (bidâa) et  d’excès, mais aussi pour revenir aux préceptes  authentiques du Coran et de la  Sunna. De ce point de vue, le salafisme  a consolidé l’unité et la cohésion de la  société, entendue comme Oumma, c’està-  dire comme communauté politico–religieuse. Dans cette même ligne, Idriss  Khlifa, président du Conseil régional des  oulémas de Tétouan, a traité de l’intérêt  particulier des Souverains marocains pour  une approche bien comprise de la religion  et ce dans le sens de la préservation de son  authenticité, de sa sécurité spirituelle et  des intérêts suprêmes de la patrie.

Militantisme contre l’injustice
Aujourd’hui encore, les oulémas sont organisés  au sein de conseils locaux et un  conseil supérieur, ils ont pour mission, sous  la supervision de S.M. Mohammed VI, de  participer à l’examen du donné et du vécu  religieux. D’autres oulémas ont débattu de  cette thématique, élargie à des questions  de sécurité et de stabilité.
Qu’en est-il au Maroc? Historiquement, un  certains nombre de repères sont significatifs.  L’historien marocain Mohammed Abed  al-Jabri a expliqué que la proximité du Sultan  Mohammed Ben Abdillah (1710-1790)  avec le hanbalisme, comme une forme de  contre-pouvoir face au salafisme wahhabite,  aurait été liée à son souci de contenir  et de réduire la “siba” (anarchie) maraboutique  de l’époque. Le grand savant Mohammed  Taqi-u-Din al-Hilali, décédé voici une  trentaine d’années, est considéré comme  l’un des penseurs importants au Maroc d’une interprétation islamiste  du wahhabisme. Il a dirigé le  premier journal édité alors par  Hassan El Banna, fondateur des  Frères musulmans, et il a eu des  fonctions importantes dans le  système d’enseignement saoudien.  Il a oeuvré à une synthèse  idéologique entre le mouvement  des Frères musulmans et  le wahhabisme au Maroc.

Commanderie des Croyants
Au lendemain de l’indépendance,  le salafisme connaît un  regain de ferveur. Allal El Fassi  en a été l’une des figures les  plus emblématiques, grâce à  son son profil de théologien couplé  à son équation personnelle  de leader historique du Parti de  l’Istiqlal. Le Roi Hassan II n’en  ignorait pas le référentiel de légitimation  religieuse alors qu’il  entendait conforter et consolider  son statut de Commandeur  des Croyants. Le salafisme sera  d’une certaine manière revivifié,  le défunt Souverain allant  même jusqu’à proclamer qu’il  était “fondamentaliste”...
Dans le même temps, cette ressource  symbolique et normative  ne manquera pas d’être instrumentalisée  et ce pour favoriser  toutes les formes d’action religieuse  pour contrer l’idéologie  nassériste mais aussi gauchiste.  Dans les années 1980, le salafisme,  dans sa version wahhabite,  sera encore sollicité par les  autorités. Le ministre des Habous  et des Affaires islamiques,  Abdelkebir Alaoui Mdaghri, sera  durant une quinzaine d’années  le vecteur de cette réactualisation  dans le champ religieux.  Les “Maisons du Coran” se multiplient  avec le financement des  pétromonarchies du Golfe.
Le maillage s’étend: campus  universitaires, hôpitaux, grands  commerces, quartiers populaires,  actions sociales... Le salafisme  pèse en termes politiques  dans de grandes villes (Fès, Tanger,  Oujda, Marrakech). Dans  ce champ-là, se distingue le  Mouvement pour l’Unicité et la  Réforme (MUR), qui en est la plateforme  idéologique avec une  enseigne partisane comme le  Parti de la Justice et du Développement  (PJD). Abdelilah Benkirane  a toujours défendu la thèse  de l’autonomie de son parti,  mais ses arguments ne sont pas  retenus par l’opposition –surtout  le RNI et le PAM–, devenue  d’ailleurs moins interpellative  à cet égard depuis un certain temps. De fait, nombreux sont  ceux qui estiment encore que le  MUR est le producteur de textes  théologiques accompagnant et  justifiant l’action politique.

Capacités de mobilisation
Ils invoquent également l’extension  de son influence et de  ses capacités de mobilisation  dans le champ social à des fins  d’ancrage du référentiel religieux  tant dans la vie privée que  publique.
Au lendemain des attentats  du 16 mai 2003 à Casablanca,  l’équation change de termes et de dimension. Le répression ne fait  pas dans le détail et frappe un grand  coup dans toutes les directions présumées  éligibles à la mouvance  salafiste: 2.300 personnes sont arrêtés.  L’on y dénombre, entre autres,  divers courants salafistes virulents  comme Harakat Tawhid Wal Jihad,  Ansar el Mehdi, Jamaat Fath Al  Andalous, Jamaa Islamia li Tawhid,  Siriat Al Batar...
Dans un tel climat, la branche radicale  des salafistes, les “takfiris”, qui  prônent et pratiquent l’excommunication,  et qui se réclament d’un  jihad armé contre la société “impie”  et alliée à l’Occident, entrent dans  la clandestinité. Ils se retrouvent  sous le label “Takfir Wal Hijra”.  Rien à voir donc avec les formes d’action  privilégiées par les dirigeants  salafistes de la place, en particulier  les chioukhs Mohamed Fizazi, Abdelwahab  Rafiki, surnommé Abou Hafs, Omar Haddouchi ou Hassan  Kettani. Incriminé au titre  de sa “responsabilité morale”  dans les attentats de Casablanca  de 2003, Mohamed Fizazi a toujours  contesté le bien-fondé de  cette accusation, qui lui a valu  huit ans de prison. Libéré, avec  les trois autres chioukhs, en  février 2011 à la faveur d’une  grâce royale, il a également vu  le Roi venir prier dans la mosquée  Tariq Ibn Ziyad, où il officie  à Tanger, voici un an, le 28 mars  2014.
Mohamed Fizazi défend aujourd’hui  une certaine lecture  du salafisme qui retient l’intérêt:  celle d’un “jihad défensif”  légitime quand il est décidé et  mené par l’État en lieu et place  du terrorisme individuel; celle  aussi d’un débat avec ses contradicteurs;  celle d’un militantisme  contre l’injustice et la corruption  à l’intérieur de l’État; celle d’une  action dans le cadre de la démocratie;  celle, enfin, de la pleine  reconnaissance du califat dans  nnn  la Commanderie des Croyants.  Il a envisagé un temps de créer  un parti politique, il ne retient  plus cette option; il a été également  approché par le PJD ainsi  que par le parti Renaissance et  Vertu, de Mohamed Khalidi, qui  a, par ailleurs, coopté d’autres  responsables salafistes dans son  organe de direction.
Quant à Hassan Kettani, il observe  plus de discrétion, alors  que Omar Haddouchi exprime  des avis religieux plus tranchés,  notamment à travers des vidéos  sur Internet.

Islamiser la modernité
“Une mention particulière doit  être faite à propos de Mohamed  Ben Abderrahmane El  Maghraoui, un des disciples d’El  Hilali et porte – étendard du Wahhabisme  au Maroc. Il est président  de l’Association des écoles  coranique. Il est le chantre de la  propagation de la prédication et  il bénéficie d’un tolérance particulière,  même lors des campagnes d’arrestations frappant  les milieux islamistes. Il se distingue  par des prises de position  se gardant bien de déborder sur  le plan politique mais portant  sur des questions sociétales  -égalité hommes-femmes, rigorisme,  recours aux châtiments  corporels… Le projet global est  d’islamiser la modernité en lieu  et place de la modernisation de  la religion. En 2008, sa fameuse  “Fatwa” sur «les filles de neuf  ans qui sont aussi aptes au mariage  que celles de vingt ans et  plus» avaient suscité un grand  émoi.
Au-delà de ces figures, que pèse  le salafisme dans le champ social?  Les membres d’associations  salafistes et leurs sympathisants  ne sont pas négligeables avec  des positions-clés dans des mosquée,  des universités, hôpitaux,  le grand commerce informel et  de contrebande à Casablanca  et à Tétouan, notamment. Ils  disposent de larges ressources  financières, relevant généralement  de l’évasion fiscale. Dans  les campus universitaires, ils  contrôlent les facultés de Fès et  sont confrontés aux étudiants  d’Al Adl Wal Ihsane, de l’Organisation  du Renouveau estudiantin  marocain (PJD) et de la gauche  radicale. Ils sont également très  actifs à Marrakech et ailleurs.
Attractivité du courant salafiste?  Telle est aujourd’hui l’analyse  dominante. Elle est d’ailleurs favorisée  par un contexte international  qui pousse dans ce sens. Il  est connu que les États-Unis activent  cette évolution au moins  pour deux raisons, l’une a trait  au cantonnement de l’influence  chiite au-delà de l’Iran, l’autre  regarde l’endiguement du salafisme  radical.
En tant que courant idéologique,  le salafisme n’est pratiquement  concurrencé que par la mouvance  des Frères Musulmans. Ni les démocrates, ni les libéraux  ni les “laïcs” n’ont amélioré leur  influence pas plus qu’ils n’ont  profité du Printemps arabe. Il y  a bien l’exception tunisienne,  après plus de trois ans de convulsions,  mais les termes de cette  transition restent encore fragiles.
Au Maroc, le trait marquant des  quatre dernières années, depuis  donc 2011, est bien l’intrusion  renforcée de la mouvance islamique  dans le champ politique  national et ce avec une position  de centralité. Celle-ci paraît  même pouvoir perdurer au-delà  du calendrier électoral de 2016.  La place désormais accordée à la  galaxie salafiste se préoccupe de  faire contre-poids aux islamistes  du PJD et du MUR, d’obédience  liée à la confrérie des Frères Musulman.  En somme, le salafisme  se voit appeler à la rescousse et  il présente tant de potentialités  et de retour sur investissement  religieux!
C’est qu’il témoigne de sa vigueur  et de son attractivité. Il  était déjà structurant dans l’univers  culturel et religieux de la  nation marocaine au cours des  siècles, il a été fortifié et tellement  sollicité sous le protectorat  parce qu’il offrait un socle d’appui  et un levier de mobilisation  au Mouvement national. Allal El  Fassi a ainsi prôné un “salafisme  national”.

Islam originel
Quant à une autre grande figure  comme Mohammed Belarbi  Alaoui, nommé “Cheikh Al  Islam” (1880-1964), il s’est distingué  par son idéologie fervente  néosalafiste contre les pratiques maraboutiques. Partisan d’un  “ordre religieux authentique” axé  sur les normes et les préceptes de  l’Islam originel, il a toujours prôné  la prévalence de la spiritualité et  de l’éthique du Coran et de la tradition  du Prophète.
Depuis l’indépendance, le salafisme  était un substrat identitaire  mais il s’est vu supplanter par des  ferveurs militantes engagées dans  une dialectique politique de revendications  et de contestations.
Aujourd’hui, celles-ci accusent  un affaissement alors que l’éveil  islamique est l’un des traits les  plus marquants des décennies  écoulées, tant au Maroc que dans  le monde. Dans cette nouvelle  reconfiguration, le Roi, Amir Al  Mouminine, entend reprendre la  main dans l’ensemble du champ  religieux en réactivant le contrôle  du salafisme.

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