Entretien avec Youssef Belal, professeur universitaire et diplomate onusien.

Youssef Belal : "Les intellectuels ne se retrouvent plus dans les partis politiques"

Engagé dans la politique dans une ancienne vie mais demeuré le producteur d’idée qu’il a toujours été, Youssef Belal dresse dans cette interview qu’il livre à Maroc Hebdo un constat sans appel sur la classe partisane actuelle, à la lumière des récentes affaires ayant défrayé la chronique judiciaire nationale.


Au regard des récents procès et interpellations dans les rangs des députés et autres élus, nombre d’observateurs redoutent que les jeunes se désaffectionnent davantage de la politique. Est-ce une tendance qui, à vos yeux, se confirme?
En effet, c’est une tendance qui va crescendo. Elle est due à cinq raisons majeures. La principale a trait au système politique marocain au sein duquel les partis ont un pouvoir relativement limité. Il y a aussi la réaction des citoyens qui ne voient pas réellement de corrélation entre leur acte de voter et la majorité qui en sortira des urnes.

Et donc ne voient pas d’intérêt à s’intéresser à la chose politique, puisque cela n’a pas d’incidence directe sur les programmes d’action élaborés et mis en oeuvre par l’Etat. Cela rejoint en grande partie la deuxième raison relative au rôle de la monarchie. Du moment que les grandes décisions sont prises par le Roi qui lance également les chantiers stratégiques, l’action des instances représentatives se trouve minorée aux yeux de la population.

Les opérations électorales sont reléguées à un rôle secondaire, selon beaucoup de jeunes. Troisième raison et non des moindres, la qualité du personnel politique. Juste après l’indépendance, les dirigeants des partis politiques avaient un certain poids et un charisme certain. D’autant plus qu’ils étaient dévoués au service des causes qu’ils défendaient. Cela a duré jusqu’aux années 1980/1990, avant de voir émerger une nouvelle catégorie d’hommes politiques populistes sans culture politique conséquente.

Ajoutez à cela la création de formations politiques appelées partis de l’administration qui n’ont fait qu’éloigner les jeunes de l’engagement politique. Quatrième raison, la crédibilité des hommes politiques marocains est sérieusement entamée à cause notamment des affaires de corruption des élus, du trucage des élections et j’en passe. La cinquième raison est inhérente au rôle des réseaux sociaux. On est en train de passer de la démocratie classique qui a ses codes et ses agendas fixés par avance vers une logique de démocratie participative où un activiste sur les réseaux sociaux réclame des comptes aux élus à tout instant et veut des décisions à tout moment dès lors qu’un problème lui est remonté…

C’est une crise générale de la démocratie telle qu’elle est pratiquée depuis des décennies en Occident. Elle n’est plus adaptée réellement à l’ère du digital et de l’échange instantané de l’information. Résultat, il faut repenser le modèle démocratique pour qu’il puisse absorber ces nouvelles donnes, sinon le fossé entre le citoyen qui se veut être au centre de tout ce qui se passe et l’acteur politique se creusera davantage.

Pourquoi d’après vous les jeunes étaient plus politisés dans les années 1960/1970 qu’aujourd’hui?
Cela est dû, à mon avis, à un changement de la société, à travers le monde. Pour rester dans le cas du Maroc, il y avait la période de la lutte pour la libération ou l’indépendance. Le mouvement national était fort. La naissance des partis nationalistes à partir des années 1940 avait coïncidé avec les grands débats politiques qui agitaient le monde: le capitalisme contre le communisme. Le Maroc n’y a pas échappé.

Même si pendant la période d’avant l’indépendance, les divergences politiques n’étaient pas trop visibles, l’objectif étant de libérer le pays et de prendre en main sa destinée. Mais après l’indépendance, une nouvelle tendance a vu le jour et a pris le dessus, celle des hommes politiques carriéristes.

C’est-à-dire ceux qui rejoignent les partis politiques juste pour avoir un poste ou un quelconque privilège. Faire de la politique n’est pas forcément lié au fait d’avoir des diplômes de grandes écoles, mais plutôt d’avoir des idées à défendre et une vision pour la société qu’on aimerait voir se réaliser. Cette situation n’encourage pas les jeunes à s’engager politiquement et à intégrer des partis politiques.

Qu’est-ce qui a fait que les partis notamment de gauche ont, eux aussi, perdu de leur crédibilité?
Avant, jusqu’aux années 1980 et le début des années 1990, les partis politiques, particulièrement ceux de gauche, agissaient comme des missionnaires. Ils poursuivaient l’oeuvre du mouvement national pour un Etat de justice sociale, de démocratie et de développement. Pendant des décennies, ces partis opéraient dans un cadre marqué par la répression.

Chose qui a forcément bloqué leur action et n’a pas favorisé leur réel enracinement dans la société. La chute du mur de Berlin et la dislocation de l’Union soviétique ont également eu leur effet négatif sur les partis de gauche à travers le monde, y compris au Maroc.

Et aussi paradoxal que cela puisse paraître, le gouvernement d’alternance dirigé par Abderrahmane Youssoufi, qui symbolisait la consécration de la gauche et son triomphe, face aux partis du pouvoir, a accéléré le déclin de la gauche puisqu’il n’a pas tenu ses promesses. Les dirigeants des partis de gauche ont rompu les liens avec la société et les masses populaires qu’ils étaient censés défendre.

Ils se sont embourgeoisés et ne peuvent plus produire un discours mobilisateur comme par le passé. A cela, il faut ajouter la montée des courants islamistes, Al Adl wal ihsane et PJD notamment, qui ont tout fait pour contrer le discours de gauche.

Pensez-vous qu’un intellectuel a le droit d’abandonner la politique pour des raisons de dépit, pour ne pas dire dégoût et désespoir?
D’abord, cela dépend de notre conception de l’intellectuel et de la politique. Pendant de longues années, les intellectuels, ces agitateurs d’idées, qui peuvent débattre et ont une suite dans les idées, étaient dans les partis de gauche.

Maintenant, du fait de l’ensemble des éléments développés plus hauts, les intellectuels ne se retrouvent plus dans les partis politiques. Certains ont été intégrés par le pouvoir et sont devenus les producteurs attitrés de ses programmes.

D’autres ont pris du recul se contentant de publier de temps à autre des articles ou des études sur certains thèmes, sans prendre réellement le temps de participer activement aux débats qui secouent la société… Malheureusement, on ne peut que dresser ce triste constat. Les partis politiques se sont vidés de leurs intellectuels.

Sans partis politiques forts et sans hommes politiques honnêtes, l’avenir du pays sur le plan démocratique est hypothéqué, que faire pour renverser la vapeur?
Je crois que les partis politiques marocains tel qu’ils sont conçus et tel qu’ils fonctionnent ne sont plus adaptés à la réalité des choses. Leur mode de communication est désuet, de même que leur façon d’aller à la rencontre des citoyens n’est plus à jour. Sur ce plan-là, un travail énorme doit être fourni.

Par ailleurs, il faut replacer les questions de la démocratie et de la justice sociale au coeur de leur action. Je parle ici des partis de gauche qui ont ces deux notions dans leur ADN. Sans cette remise en question profonde, ces partis ne peuvent pas jouer le rôle de moteur de la dynamique sociale qui a été le leur par le passé. Leur marginalisation va s’accentuer et leur ancrage social de plus en plus minoré

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