Vers la plus grande inflation en trente ans

Le cauchemar

Cela fait belle lurette que le Maroc n’avait pas connu une hausse des prix aussi vertigineuse. Pendant ce temps, la grogne sociale monte. Et le pire c’est que les pouvoirs publics n’y peuvent pas vraiment grand-chose. Comment le Royaume va-t-il bien pouvoir s’en sortir?

On le sait maintenant que cela fait plus de quarante ans qu’il est aux affaires publiques, Abdellatif Jouahri est du genre à être droit dans ses bottes. Et ce n’est sans doute pas l’inflation actuelle, la pire advenue au Maroc depuis le milieu des années 1990 -6,1% en 1995-, qui va y changer quelque chose. Attendu au tournant ce 21 juin 2022 à l’issue du conseil trimestriel de Bank Al-Maghrib (BAM), le wali de la banque centrale a, ainsi, encore été fidèle à lui-même et fait, si l’on peut dire, “du Jouahri”. Rehausse du taux directeur après que celui- ci eût fait l’objet en deux fois au tout début de la pandémie de Covid-19, en mars et juin 2020, d’une baisse respective de 25 et 50 points de base pour descendre à son niveau actuel de 1,5%?

Sur un trend récessionniste
La “solution” a été mise en pratique, au cours des dernières semaines, par une trentaine de banques centrales de par le monde -27, plus précisément- avec justement l’objectif de parer à une inflation qui, décidément, n’épargne plus personne, mais pour M. Jouahri, “chaque pays a sa spécificité”. “Chaque banque centrale son historique par rapport aux pressions inflationnistes, et par conséquent, chacune prend les mesures adaptées à son pays,” a-t-il poursuivi. Nombre de parties notamment politiques, mises en alerte par le niveau actuel de l’inflation -qui, selon les propres perspectives de BAM, devrait atteindre les 5,3%, au bas mot sans doute- et son impact non seulement économique mais également social, déjà palpable, ont sans doute été frustrées, mais il faut dire aussi que bien des fois, surtout depuis le déclenchement de la pandémie de Covid-19, M. Jouahri a eu raison sur toute la ligne.

“Frilosité” revendiquée
Deux ans plus tôt, les mêmes parties ne manquaient d’ailleurs pas d’appeler BAM à davantage baisser son taux directeur pour que les banques soient elles-mêmes plus généreuses vis-à-vis des citoyens et que ceux-ci puissent disposer d’une assiette autrement large pour consommer et, par là même, relancer une économie qui se trouvait alors sur un trend récessionniste équivalent à 7% du produit intérieur brut (PIB).

Certains poussaient même jusqu’à actionner la planche à billet dans le cadre de la fameuse politique du “quantitative easing”, voulant ainsi singer la Banque centrale européenne (BCE) ou encore la Fed américaine, mais se voyaient immédiatement opposer une fin de non-recevoir tranchée. Dans les différents salons du Royaume, notamment ceux de la capitale économique, Casablanca, M. Jouahri se voyait notamment taxé de “frilosité” -ce que, ironiquement, le concerné revendique lui-même dans une certaine mesure, puisqu’il se plaît à rappeler que la hardiesse ayant caractérisé la gestion des finances publiques au tournant des années 1980 avait fini par coûter au Maroc son indépendance économique vis-à-vis des institutions financières internationales, et ce par le truchement du plan d’ajustement structurel imposé en septembre 1983 par le Fonds monétaire international (FMI).

Dans un cas comme dans l’autre, le raisonnement de M. Jouahri a toutefois été loin d’être tiré par le cheveux: on le reconnaît aujourd’hui, le quantitative easing, s’il a permis à de nombreux pays de s’extirper au plus vite de la crise économique due à la Covid-19, leur coûte désormais une inflation qui dépasse carrément parfois les deux chiffres; et un éventuel retour au taux directeur d’avant la pandémie ne ferait, in fine, qu’enserrer l’économie nationale, dans la mesure où les banques deviendraient encore plus regardantes à leurs sorties de caisse tandis que l’inflation ne varierait pas d’un iota, du fait de son caractère essentiellement importé consécutif à l’augmentation des prix de l’énergie et des produits alimentaires ayant elle-même procédé de l’invasion en cours depuis le 24 février 2022 de l’Ukraine par la Russie (deux pays dont le Maroc importe, bon an mal an, jusqu’à 36% du blé étranger qu’il consomme). A ce dernier égard, M. Jouahri se veut optimiste et croit à un retour rapide à un niveau raisonnable de l’inflation qui serait de l’ordre de 2%, soit juste au-dessus de la moyenne dont a généralement coutume le Maroc et qui est de l’ordre de 1%.

A en croire, le wali de BAM, 2022 devrait, de ce fait, rester une année exceptionnelle, avant que tout ne revienne à la normale en 2023. Mais le Maroc, ou pour le dire plus clairement, le Marocain est-il en capacité de faire montre de cette patience à laquelle M. Jouahri semble implicitement appeler? Car si les chiffres de l’inflation donnés par BAM cadrent plus ou moins avec ceux du Haut-Commissariat plan (HCP) -qui, pour sa part, a estimé le taux de l’inflation en mai 2022 à 5,9%- , il n’en reste pas moins que sa méthode de calcul demeure, certes par souci d’avoir une vision globale du terrain, par trop généraliste et qu’elle ne représente pas nécessairement le spectre de dépenses de la plupart des citoyens (par exemple la proportion des dépenses liées aux logements ne sont pas du même pourcentage chez tous les foyers et peuvent atteindre une part faramineuse au sein des plus modestes d’entre eux).

Au vrai, l’augmentation du prix du carburant, qui pourrait bientôt atteindre, selon les dernières prévisions du HCP, les 25 dirhams le litre, contre déjà 18 dirhams à l’heure actuelle -et une moyenne qui semble a posteriori famélique de 10 dirhams au début de l’année 2022-, couplée à celle des biens notamment alimentaires, qui selon BAM elle-même se situe à 11,6%, voire 15,4% pour les produits à base de céréales et 20,4% pour les huiles, font que le ressenti général peut se trouver aux antipodes des données officielles (qui, il faut le préciser, sont d’une rigueur proverbiale, contrairement à ce que veulent certaines théories du complot particulièrement en vogue dans certains milieux).

Mouvements de protestation
Et cela n’est pas sans effet: les syndicats projettent d’ores et déjà de battre le pavé -ils s’étaient fait interdire une manifestation qu’ils cherchaient à organiser le 29 mai 2022 dans la ville de Casablanca après que l’extrême gauche et l’organisation islamiste d’Al- Adl Wal Ihsane eurent voulu l’instrumentaliser pour également dénoncer le rétablissement des relations avec Israël-, et rien n’empêche qu’ici et là commencent à pulluler de nouveaux mouvements de protestation comme ceux qui avaient défrayé la chronique entre 2016 et 2018 dans la province d’Al Hoceima ainsi que celle de Jerada, dans la région de l’Oriental. A ce propos, on se retrouve au Maroc, mais aussi dans le reste de la région, dans une conjoncture socioéconomique quasiment identique à celle qui avait sous-tendu ce qu’on avait fini par appeler le Printemps arabe, dont onze ans après qu’il s’est produit on continue encore d’éprouver les secousses, de la Tunisie au Yémen en passant par la Libye et la Syrie: hausse symétrique des produits alimentaires et ceux de l’énergie.

L’Histoire peut très bien bégayer
Comme l’avaient détaillé plusieurs études ultérieures, dont celle notamment, restée célèbre, de l’Institut des systèmes complexes de la Nouvelle- Angleterre basé dans la ville de Cambridge, aux États-Unis, le “ça suffit” arabe, s’il avait bien évidemment des motivations politiques objectives inhérentes à la nature autocratique de nombreux gouvernements en place, avait, ainsi, aussi été corrélé à l’afflux d’argent qui s’était déversé, au lendemain de la crise financière de 2008, sur les marchés de matières premières, jugés plus sûrs et plus rentables que les places boursières, lequel afflux avait fini par faire exploser le prix de ces matières. Bien évidemment, l’Histoire n’est pas toujours promise à se répéter, mais elle peut très bien, selon le fameux mot de Marx, bégayer.

Et le pire, c’est qu’en dehors de la solution “jouahrienne” du attendre que l’orage passe, le Maroc et ses autorités n’ont pas vraiment de marge de manoeuvre conséquente. Reprendre le mécanisme de compensation tel qu’il prévalait il y a une dizaine d’années et, en l’espèce, que l’État couvre le prix du carburant jusqu’à un certain niveau? Les pouvoirs publics, gouvernement en tête, en seraient certainement bénis, mais ce ne serait pas sans grever davantage des équilibres macroéconomiques qui se remettent à peine de deux ans de pandémie et qui, d’autant plus, nécessitent des injections pécuniaires criantes: au cours de son point presse, M. Jouahri a, à cet égard, indiqué que le projet de lever 40 MMDH à l’international, figurant dans le projet de loi des finances (PLF) adopté le 6 décembre 2021 par le parlement, était toujours d’actualité, et ce montant en lui-même ne constitue qu’une portion presque congrue du besoin de financement total qui s’élève, pour sa part, à 105 MMDH (selon ce qu’en tout cas avait détaillé la ministre de l’Économie, Nadia Fettah Alaoui, lors d’un passage en date du 19 novembre 2021 à la Chambre des conseillers).

Sans compter que l’Exécutif en sera certainement bientôt réduit à l’exécution de différents investissements; ce qui, selon différentes évaluations, contribuerait à économiser une quinzaine de MMDH qui serait bonne notamment à permettre de poursuivre la subvention du blé et surtout du gaz butane ainsi que les transporteurs…

Le choix de la raison
Au final, si priorité politique il doit y avoir en ce moment, c’est sans doute d’accélérer le chantier de protection sociale, de sorte à définitivement décompenser l’économie -c’est sans doute, sur le long terme, le choix de la raison à faire- tout en garantissant, en même temps, aux plus nécessiteux des filets de sécurité qui prendraient vraisemblablement la forme d’une compensation mensuelle de 1.500 dirhams -chiffre révélé fin janvier 2018 à l’agence de presse espagnole EFE par le ministre délégué aux Affaires générales de l’époque, Lahcen Daoudi.

Pour s’assurer des revenus décents à même de leur donner les moyens de subvenir à leurs divers besoins, les travailleurs pourront, pour leur part, miser sur le dialogue social, et cela rend d’autant plus impérieux l’appel lancé, dans son discours du trône du 29 juillet 2021, par le roi Mohammed VI pour “l’instaurer et (...) le maintenir dans la durée et sans aucune interruption”; l’autre option étant que les salaires stagnent alors que la vie, elle, devient plus chère, ce qui ne saurait que donner une ampleur dangereuse à toute éventuelle grogne sociale. Mettre le pied au plancher pour que le Maroc n’ait plus un jour à dépendre de contingences qui lui sont tout-à-fait étrangères: c’est sans doute plus que jamais au tour du Chef du gouvernement, Aziz Akhannouch, de jouer...

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