Situé à une soixantaine de kilomètres de l’épicentre du séisme meurtrier qui a secoué le Maroc dans la nuit du 8 septembre 2023, Moulay Brahim a été sévèrement dévasté. Reportage dans un village meurtri qui peine à oublier la nuit la plus sinistre de son histoire.
Il est 16h passées de quelques minutes, ce samedi 9 septembre 2023, dans le village de Moulay Brahim, à une cinquantaine de kilomètres au sud de Marrakech. À peine descendus de notre véhicule, essoufflés encore par le trajet à travers les routes tortueuses de l’Atlas, un nuage de poussière nous entoure, rendant la vision moins facile. Mais notre ouïe est, elle, pleinement fonctionnelle et nous pouvons clairement distinguer les cris, stridents, en tamazight, dont le ton laisse à comprendre qu’il s’agit d’un appel à l’aide. Autour d’une des nombreuses habitations effondrées, nous retrouvons une foule qui semble s’être à peine formée.
Les yeux, dont certains laissent déjà couler des larmes, sont rivés sur le bras inanimé et couvert de monceaux éparses de terre d’un homme coincé sous les gravats. Une douzaine de secouristes en sueur, la mine à l’évidence affectée par une nuit sans sommeil, s’affairent à l’extirper. On le devine, l’individu est mort. Surgissent, quand nous le réalisons, des «Allahu Akbar» simultanées, rares mots d’arabe que nous entendrons au cours de notre périple. “C’est Abdelmoula, on le cherchait depuis des heures”, baragouine, quand nous l’interrogeons quelques minutes plus tard, un des habitants. Et de préciser, sur un ton que l’on croit flegmatique, mais qui ne l’était peut-être pas: “C’était mon cousin”.
Voies sinueuses
Abdelmoula, quadragénaire et père de trois enfants, fait partie de la quarantaine d’habitants décédés à Moulay Brahim lors du séisme dévastateur de magnitude 7 qui a frappé, vendredi 8 septembre à 23h11 (heure locale), la province d’Al-Haouz, faisant 2.946 morts et 5.674 blessés au mercredi 13 septembre au soir. Pour parvenir jusqu’à ce village niché dans les contreforts du Haut-Atlas, nous avons dû rouler à vitesse de tortue. Car en plus de l’étroitesse de ces voies sinueuses, il faut désormais faire attention aux rochers de différentes tailles allant jusqu’à quelques mètres de diamètre, qui entravent le chemin suite aux éboulements causés par le tremblement de terre. Sans oublier les longs convois d’ambulances, de camions transportant des aides et surtout les véhicules de l’armée et de la gendarmerie, qui affluent afin de porter secours à la population, dans une véritable course contre la montre où chaque minute compte énormément.
Bâtiments complètement effondrés
Quand, au bout de quelque trois heures de route, nous arrivons enfin à destination, la succession d’années de sécheresse est bien visible: la vallée et les flancs de la montagne arides s’étendent à perte de vue, hormis quelques parties couvertes par les arbustes les plus résistants aux aléas du climat. Il faut dire que la nature a tendance à ne pas être clémente par ici. Aussitôt entré dans le village, un coup d’oeil rapide suffit pour constater l’ampleur des dégâts et imaginer la terreur qui a régné la nuit précédente, lorsque le sol a vacillé: des dizaines de bâtiments complètement effondrés, tandis que d’autres, fissurés à des degrés différents, ne semblent tenir debout que par miracle. Quelques secondes auront suffi à réduire ce paisible village en un tas de décombres.
“Je n’arrive toujours pas à comprendre ce qui nous est arrivé”, témoigne Hassan, un jeune commerçant du village, qui se trouvait chez des amis à lui lorsque le séisme a frappé. “Heureusement, j’ai rapidement réagi et j’ai quitté la maison sans trop réfléchir. Mon corps esquivait tout seul les murs et le toit qui me tombaient dessus”, nous raconte-t-il. Deux de ses amis ont été moins chanceux et n’ont pas pu s’enfuir à temps. Leurs cadavres ont été retrouvés quelques heures plus tard, au petit matin du samedi 9 septembre. Au fur et à mesure que nous déambulons dans les ruelles remplies de différents amas, il devient de plus en plus difficile d’ignorer l’odeur de la mort qui hante les lieux et oblige les passants à se couvrir le nez. En plus des pertes humaines, des centaines de têtes de cheptels tués dans le séisme attendent toujours d’être enterrés. En attendant, la priorité est aux humains décédés. Dans le rocheux cimetière situé du village, nous assistons aux funérailles d’une mère et de ses deux enfants qui ont péri lors de la funèbre nuit du vendredi 8 au samedi 9 septembre.
Camps de fortune
Après quelques secondes de réticence, Ibrahim, le père, abattu et les yeux en larmes, accepte de se livrer à nous. “Nous sommes à Dieu et à lui nous revenons. Je ne peux que me soumettre à la volonté Très-Haut après tout”, nous dit-il avec émoi. “J’étais chez mon frère dans un douar pas loin d’ici. J’étais terrifié et sonné mais je me suis vite ressaisi et j’ai tenté de joindre ma femme mais rien ne marchait. Le réseau était totalement perdu”. Ce n’est que plus tard dans la matinée de samedi que leurs corps sans vie seront mis au jour. De retour dans le centre du village, les habitants n’arrivent pas à dissimuler leur tristesse et leur stupéfaction. Presque tous se trouvent dehors, par peur que les quelques demeures restées debout, s’effondrent elles aussi, d’autant plus que toute la province d’Al-Haouz continue de subir une série de répliques sismiques. Certains ont déjà installé des camps de fortune faits de nappes ou de grands sacs en plastique, supportés par des grandes branches d’arbres.
“J’ai perdu presque la moitié de mon bétail, et la maison que j’ai passé des années à construire n’est désormais qu’un tas de pierres”, se plaint Ahmed, un des habitants. “Mais Hamdoulilah, je n’ai perdu aucun proche”, nous lance-t-il, avant de nous faire signe qu’il doit nous laisser pour aller aider dans les opérations de secours et de distribution d’aide. En dépit de la gravité de la tragédie qui vient de les frapper, les habitants de Moulay Brahim gardent toujours le sens de la solidarité et de la générosité que leur connaissent tous les visiteurs aussi bien marocains qu’étrangers qui s’aventurent jusqu’ici.
Tous, y compris ceux qui ont perdu un proche, mettent la main à la pâte. Certains aident les éléments des Forces armées royales (FAR) et de la Protection civile dans leurs opérations de fouille dans l’espoir de tomber sur un survivant d’autres forment des chaînes humaines afin d’acheminer aliments, couvertures, médicaments et autres produits vers les locaux d’une association épargnés par le séisme qui servent désormais de dépôt d’aide, devant les yeux des enfants qui assistent avec joie à cette activité dans l’attente d’une nouvelle distribution de biscuits et bonbons. “Les pauvres, ils font ça inconsciemment peut-être pour surmonter ce qui vient de leur arriver... J’aurais aimé faire comme eux”, nous souffle une jeune habitante du village. Devant le dépôt d’aides improvisé, nous croisons Abderraman Lhouda, président de l’association Al-Jil Al-Jadid (La Nouvelle Génération), qui participe aux côtés d’autres associations et bénévoles à superviser l’acheminement, le stockage et la distribution de l’aide. “Nous apportons surtout de l’eau, du pain, des sardines en conserve, du lait. On se focalise surtout sur des aliments qui peuvent être consommés sans préparation”, nous dit-il.
Opération de fouille
À quelques mètres de lui, Rachid, un Marocain résidant en France qui a choisi il y a un an de regagner son pays d’origine, donne un coup de main. “Je ne pouvais pas rester indifférent envers ce qui se passe. J’étais à Marrakech avec ma femme au moment du séisme et je peux vous dire que c’est la première fois de ma vie que je voie la mort en face de moi. C’était une sorte de tournant, et j’ai réalisé que je devais faire quelque chose pour aider les victimes”, nous affirme-t-il. Une quinzaine de minutes plus tard, on aperçoit de loin un mouvement de foule à l’autre bout du village. Tout le monde s’arrête pour quelques instants et tourne la tête pour essayer de comprendre ce qui se passe.
Nouveau miracle
La nouvelle nous parvient rapidement: les secouristes viennent de sortir vivante et sans blessures graves, une femme âgée de 73 ans qui était restée bloquée sous les ruines de sa maison pendant plus de 18 heures. Un nouveau miracle qui vient raviver les espoirs de trouver d’autres survivants, et atténuer un peu les tensions causées par le déficit en termes de tentes et de couvertures notamment, alors que les températures dans ces provinces montagneuses baissent drastiquement durant la nuit.
Mais au-delà des aides temporaires qui leur permettront de surpasser ces moments de crise, les habitants de Moulay Brahim s’interrogent surtout sur leur avenir, alors que le tissu économique local est lourdement impacté. Une occasion en or pour enfin démarrer, sérieusement, les efforts de développement de ces provinces, et les sortir de leurs difficultés qui datent de bien avant la tragédie du 8 septembre 2023.