Édito de Mustapha Sehimi : Victimes de la "hogra"

Mustapha Sehimi Mustapha Sehimi

“Mmi Fatiha”, marchande ambulante qui s’est immolée, le 9 avril 2016 à Kénitra. Comme un certain Mohamed Bouazizi, en Tunisie, en décembre 2010. Même désespoir et ce, face à un mu. Celui de la “hogra”. Ce phénomène de l’auto-immolation interpelle tout le monde. Il faut y réfléchir, bien sûr, mais aussi tenter d’appréhender une double question: celle des facteurs qui l’ont provoqué et qui paraissent persistants; et celle de la médication –possible, voire souhaitable– à y apporter.

Dans la tradition musulmane, il relève du suicide, condamné parce que la vie appartient à Dieu et qu’il n’appartient pas à un croyant d’y mettre fin de son propre chef. Mais c’est un suicide particulier, sacrificiel. Et parce qu’il se fait par le feu, il s’apparente à un acte fatidique de purification. Plus encore, il traduit une claire volonté de frapper l’imagination des autres, de la société, dans la mesure où il emprunte pratiquement tous les degrés de l’horreur. A la différence du suicide “classique” et même de l’attentat-suicide, sa symbolique se veut d’une autre nature parce que c’est une mort lente cristallisant un processus horrifique insoutenable.

L’immolé n’en arrive à cet acte que parce qu’il considère que son existence est niée par les autres, tous les autres, l’Administration, le “système” et tout ce qui s’y rattache. Alors, il se résout, après bien des délibérations dans certains cas, de passer à l’acte, à l’irréparable, et de ne plus vivre. Il reprend quelque peu son destin en mains. C’est là une violence contre les médiations de tous ordres qui se libère face à un social qui le bride, l’humilie et qui ne lui permet pas d’avoir ce qu’il estime être ses “droits” les plus élémentaires.

Acte individuel, il combine la colère, la violence et l’humiliation, des sentiments que résume bien la notion de “hogra”. Il se voit octroyer un statut de “mahgour” considéré comme un déni de son être, de sa dignité et de sa citoyenneté. Il se perçoit comme une victime d’un “haggar”, un terme recouvrant aussi bien une personne physique qu’une institution publique ou privée.

L’immolé dresse ainsi un constat d’impuissance. Un audit accablant remettant en cause la cohésion sociale et qui met en exergue ce fait essentiel: le ressenti de l’injustice. L’auto-immolation dépasse ainsi la colère et l’indignation. Elle est un cri ultime. Elle va plus loin qu’une expression inarticulée, sourde, refoulée, lestée d’affects puissants et violents; elle s’articule autrement par rapport à une articulation dans les protestations et les refus.

Elle gronde, sournoise et plonge dans la profondeur de ses entrailles: “Cela n’est plus possible”. Elle se distingue de ce que la tradition biblique mettait sous la rubrique de la saine et sainte colère; elle n’est pas très éloignée, cependant, de ce que Camus nommait la révolte.

Elle est un refus de vie et, partant, elle opère une mise en phase profonde en soi. Elle est une libération par rapport à toute la “hogra” subie et intériorisée, elle vise autre chose qu’elle-même par-delà une condition jugée aliénante et se propose d’accéder à la paix de l’être par le sacrifice de la vie.

Elle libère toute l’échelle des forces motrices et destructrices qu’il y a chez l’immolé –et peut être dans tout être– en refusant un ordre des choses insatisfaisant jusqu’à l’insupportable, présenté et érigé comme un nouveau destin.

L’auto-immolation est l’illustration de son pouvoir en même temps que l’expression d’une impuissance à mettre fin à l’état du “mahgour”. Voilà bien une réalité crue devant nous! L’on ne peut l’évacuer en la rangeant dans la rubrique des faits divers que l’on va oublier; elle est une nouvelle pathologie sociale dont il faut prendre l’exacte mesure et la portée

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