HOMMAGE. Grand caïd de l’Atlas et profondément nationaliste, Lahcen Lyoussi a fait la jonction entre la résistance tribale des montagnes et celle des villes. Il a contribué à l’instauration du multipartisme et donné à l’amazighité ses lettres de noblesse.
On savait, de science certaine, que la mémoire collective était parfois oublieuse. Il est donc nécessaire de la raviver continuellement pour que la mémoire des hommes qui ont fait l’histoire du Maroc, à travers les âges, reste vivante. Lahcen Lyoussi est de ceux-là. Il fait partie de ces nationalistes de la première heure qui ont accompagné la résistance à l’occupation coloniale, dans ses différentes formes et ses principales étapes.
Le Mouvement national marocain et les premières années de l’indépendance sont, de temps à autre, revisités. Mais pas assez pour jeter toute la lumière sur cette époque essentielle de notre histoire contemporaine et ses périodes cruciales dans la longue gestation d’un Maroc que l’on a toujours voulu nouveau.
Lutte anti-coloniale
En fait, cette connaissance historique, constitutive de notre avoir mémorial, connaît encore un gros déficit; tant au niveau de l’événementiel, au plus proche de la précision narrative; qu’au plan de la mise en contexte avec toutes ses corrélations analytiques, voire prospectives. Ce n’est pas pour autant qu’il faut négliger le travail des historiens attitrés, l’apport des témoignages, vécus ou de seconde main; ainsi que les pérégrinations vulgarisatrices, mais néanmoins passablement éclairantes, des éphémérides.
Les essais de périodisation communément admis distinguent deux tranches chronologiques pratiquement découpées à la tronçonneuse: la résistance des grandes confédérations tribales à la pénétration coloniale, dans les montagnes et le Sahara; et un Mouvement national à la fois politique et armé, centré sur les villes, avec ses prolongements audelà de l’indépendance. Entre les deux, un grand blanc, sur lequel il y a comme une rétention d’investigation.
Tout se passe comme s’il n’y avait pas eu de jonction entre ces deux périodes. Or, ce temps transitionnel est d’une importance capitale en ce sens qu’il a été l’aboutissement de la lutte anti-coloniale et qu’il a produit les prémices des fondements institutionnels du Maroc indépendant. Lahcen Lyoussi est dans ce temps-là, 1934- 1943-1955. Il va s’y investir corps et âme, malgré des lignes de partage souvent confuses et des combats parfois rudes, caractéristiques de toutes les transitions.
L’épopée de la résistance tribale et montagnarde se termine à Jbel Saghro, avec Assou Baslame, en 1934. Il aura donc fallu, selon la tradition historique, une vingtaine d’années (1934-1953) pour que la résistance reprenne en milieu urbain.
Résistance tribale
Que s’est-il passé entre temps? Les tribus montagnardes du Rif et de l’Atlas sont-elles entrées en hibernation pour ne se réactiver qu’à la déposition de Mohammed V, le 20 août 1953? Encore une fois, le Maroc des hauteurs ne s’était pas assoupi en attendant le réveil de l’élite citadine. Un homme du pays Aït Youssi, du Moyen Atlas, l’a maintenu en éveil pour l’objectif, jamais endormi, de la libération nationale. C’est lui, Lahcen Lyoussi qui a réussi à établir la continuité entre ces deux périodes de combat contre l’occupation coloniale. Celle viscéralement ancestrale, à partir du clan et du terroir; et celle, un peu plus élaborée, de la cité dans son acception intellectuelle aux abords modernistes.
Fidélité à la monarchie
Lahcen Lyoussi a été à la confluence de ces deux approches, par sa culture arabo-berbère et par ses convictions nationalistes. Caïd de son fief tribal à Sefrou, où il est né en 1903, Lahcen Lyoussi a refusé de signer la pétition du pacha Glaoui de février 1953, demandant le départ du Sultan Mohammed ben Youssef. Il a ainsi assumé toutes les conséquences que cette rébellion pouvait avoir pour lui-même et pour sa famille. D’autant plus que ce refus d’obtempérer a été jugé inadmissible par les autorités coloniales. Peu de Caids avaient pris la même position à ce moment décisif où l’attachement à la liberté du pays passait, forcément, par la fidélité à la monarchie, en tant qu’expression historique de l’entité nationale, de son unité et de sa pérennité.
Lahcen Lyoussi dira à ce propos: «c’est Mohammed Ben Youssef qui est le Commandeur des croyants et c’est à lui que nous devons obéissance. Les Français, eux, veulent seulement briser le Maroc en mille morceaux». Ceux qui l’ont connu aiment à rappeler que deux mots revenaient régulièrement dans la bouche de Lahcen Lyoussi : Dignité et position debout (verticalité). Le parcours politique de Lahcen Lyoussi tient effectivement en ces deux mots, en toutes circonstances.
Fonction de recours
Un homme debout, le patriotisme chevillé au corps, dans un engagement couplant la défense de la terre marocaine à ses valeurs séculaires. Un ligne de conduite que Lahcen Lyoussi s’est imposée sa vie durant, par-delà les vicissitudes et les désenchantements que réserve l’exercice de la politique. Quoi de mieux pour illustrer l’épopée de cette grande figure nationaliste que le livre de l’ancien résistant Larbi Benabdellah, “Mémoires d’un militant 1943-1955”. Témoignage fort qui sera complété par un fascicule du même auteur “Lahcen Lyoussi, un homme d’honneur”.
Dans un Mouvement national en structuration permanente, Lahcen Lyoussi a fait fonction de référence et de recours. Un amghar vers qui on revient pour un arbitrage ou pour un avis décisif. À cette époque, il a assuré une coordination régulière de la mouvance nationaliste, avec Mehdi Ben Barka, porte-parole de la nouvelle vague de résistants comme Haj Ahmed Balafrej, Mohamed Yazidi ou Fquih Ghazi. C’est à ce même titre, également, que les dirigeants de l’Armée de libération nationale (ALN) s’adressaient à lui. Lahcen Lyoussi devient de plus en plus encombrant pour le colonisateur. Pour le neutraliser, il l’a exilé, ainsi que son fils Moha 18 mois à Benslimane et 6 mois à Essaouira.
Après l’indépendance, la situation de Lahcen Lyoussi, ministre de l’Intérieur du premier gouvernement du Maroc indépendant, dirigé par M’barek El Bekkay Lahbil, n’a pas été vraiment facile, suite à la révolte post-coloniale du Rif, en 1956-1957. Il se retire du ministère de l’Intérieur, mais il n’en est pas, pour autant, quitte. Après l’affaire, quasiment concomitante, de la dissidence de Addi Ou Bihi, ancien gouverneur de Tafilalt, la position officielle de Lahcen Lyoussi, devenu, entre temps, conseiller de la couronne, s’est encore plus compliquée. Il a dû, aussi, abandonner cette charge. Mais sans se départir de son action politique.
Pluralisme politique
Il devient alors l’antidote de la prétention hégémonique du parti de l’Istiqlal. Il a pour lui le pluralisme politique institué par la première constitution marocaine. Le Marocmultipartiste était né dans la douleur, grâce à la vision prospective de quelques uns.
Lahcen Lyoussi en faisait partie, sans être, pour autant, en odeur de sainteté auprès des amis de Mehdi Ben Barka et de Fqih Basri, eux aussi adeptes du dogme du parti unique à variante Baâthiste. Lahcen Lyoussi a dû naviguer dans ces eaux pas forcément compatibles. Drapé dans son large burnous, le visage auréolé d’une barbe bien fournie, ce grand caïd de l’Atlas n’est pas qu’une image pittoresque du Maroc ancien où tout a commencé. Il est surtout une figure marquante du Maroc contemporain et de son histoire.