Même si, en apparence, il reste sur le ton posé et calme qu’on lui connaît toujours, le ministre des Affaires étrangères, Nasser Bourita, est bien en train de se mettre sur ses grands chevaux, ce 26 février 2024, quand, lors du point presse qu’il anime au siège de son département à Rabat aux côtés de son homologue français, Stéphane Séjourné, il répond à une question sur l’avenir de l’Union pour la Méditerranée (UPM). Ce qui fait sortir le chef de la diplomatie nationale de ses gonds, c’est ce qu’il qualifie de “géopolitique de la peur qui, aujourd’hui, prime en Méditerranée”. “[Cette géopolitique] a commencé par les questions migratoires et on a vu toute la pression, toutes les politiques. Pour simplifier, tout ce qui vient du Sud de la Méditerranée est problématique. Et là, on le voit, ce qui est encore plus dangereux, c’est ces relents protectionnistes. Là, on le voit également, on était dans les humains, maintenant dans les marchandises”, expose-t-il.
Agriculteurs européens en furie
Et si la présence ne l’a pas suffisamment compris, c’est bien à l’agriculture, prend-til le soin de préciser, qu’il fait référence: il faut dire qu’au moment où Nasser Bourita s’exprime, cela fait plusieurs semaines déjà que les produits agricoles nationaux sont attaqués au sens propre par des agriculteurs européens en furie, qui n’hésitent pas à détruire les fruits et légumes made in Maroc sur lesquelles ils arrivent à mettre la main. Sur internet, les vidéos que l’on peut trouver ont choqué jusque dans le Vieux Continent luimême, tellement c’est de façon totalement débridée que la violence des actions se fait au grand jour. Ce qu’on avance comme justification, ce serait que le Maroc apporterait une concurrence déloyale aux produits européens en proposant les siens à des prix autrement accessibles par le truchement notamment d’une main d’oeuvre moins coûteuse; accusation qui, soit dit en passant, ne date pas d’hier, de même que les réactions violentes décrites plus haut. Mais depuis la sortie de Nasser Bourita, la campagne dont font l’objet les produits agricoles marocains a tout de même fini par atteindre un stade bien inédit, à savoir celui du mensonge; référence est bien évidemment ici faite, on l’aura compris, à l’affaire des “fake news” relayées par un syndicat espagnol du nom d’AVA-ASAJA, qui représente les agriculteurs de la Communauté valencienne, au sujet d’un lot de 1,5 tonne de fraises marocaines importées le 19 février 2024 au niveau du port d’Algésiras, en Espagne, et dont il a été dit qu’elles comprendraient le virus de l’hépatite A.
Système d’alerte rapide
Ces informations, on le rappelle, avaient fait suite à une notification émise le 4 mars 2024 par les autorités espagnoles au niveau du RASSF, qui est le système d’alerte rapide pour les denrées alimentaires et les aliments pour animaux de l’Union européenne (UE). Et c’est dès le lendemain que AVA-ASAJA s’empresse de saisir la balle au rebond: comme le révélera un communiqué publié par ses soins, le syndicat saisit directement le ministre espagnol de l’Agriculture, Luis Planas, pour exprimer sa “préoccupation” et “exiger de toute urgence des explications au gouvernement du Maroc et (...) préciser quelles mesures il envisage de prendre pour éviter que ce type de situation ne se reproduise”; et, prétextant, en outre, que “la santé des consommateurs est en jeu”, il a appelé à ce que “toutes les fraises provenant du Maroc soient soumises à une inspection sanitaire approfondie”.
Enfin, AVA-ASAJA a également fait en sorte de mobiliser les principales associations de consommateurs de la Communauté valencienne ainsi que l’Ordre des médecins local. Et ce n’est pas tout: dans les jours qui ont suivi, le président d’AVA-ASAJA, le dénommé Cristobal Aguado, en poste depuis décembre 2000 déjà, a personnellement pris son bâton de pèlerin pour s’attaquer non seulement à la fraise marocaine mais aussi, en substance, à tout le protocole mis en place au niveau national en termes de contrôle phytosanitaire par la voie de l’Office national de sécurité sanitaire des produits alimentaires (ONSSA). Sans fournir la moindre preuve sinon de simples supputations, il a, pis, assuré que les fraises arraisonnées à Algésiras auraient été probablement contaminées par le biais… d’eaux fécales (!), qui, selon lui, auraient servi à leur arrosage.
Des accusations, pour le moins, gravissimes et qui se sont poursuivies même bien après que l’ONSSA eût apporté la preuve que les fraises en question ne pouvaient avoir été inoculées au Maroc, analyses de laboratoire à l’appui; à cet égard, les exportations de fraises vers l’UE avait déjà repris au 6 mars 2024, suite à un aval expresse de la Commission européenne. “Ce que fait AVA-ASAJA, c’est clairement de la calomnie”, nous déclare un professionnel marocain, visiblement très remonté vis-à-vis du ramdam suscité par le syndicat espagnol et par son président.
Dispositions à l’égard du régime algérien
Un son de cloche que l’on retrouve également du côté de la Confédération marocaine de l’agriculture et du développement rural (COMADER), qui, elle, a, littéralement décidé de porter plainte au niveau de la justice espagnol.
“C’est l’ensemble de la filière agricole marocaine qui est attaquée, et pas seulement celle des fruits rouges”, nous déclare le président de la COMADER, Rachid Benali. Ce dernier, et ce à l’instar de nombreux autres professionnels également joints par nos soins, se pose la question de savoir pourquoi ce sont les produits agricoles marocains qui sont spécifiquement pointés du doigt, alors même que sur la période qui court depuis l’année 2020 c’est la deuxième fois seulement qu’une alerte au norovirus est émise à l’encontre d’un produit de consommation marocain dans le cadre de RASSF; pour l’Espagne seulement, on en a recensé 9 au cours du même laps de temps (y compris la fameuse affaire des laitues espagnoles de la fin de l’hiver 2022).
Lobby anti-marocain
En d’autres termes, est-ce vraiment “la santé des consommateurs” seule qu’AVAASAJA à l’esprit lorsqu’il choisit d’avoir le Maroc et sa fraise en ligne de mire? Ce que l’on tient en tout cas pour sûr, c’est que Cristobal Aguado, le président du syndicat déjà mentionné plus haut, n’est, pour le moins, pas la personne la plus neutre à l’égard du Royaume de l’autre rive du détroit du Gibraltar, loin s’en faut: proche du Parti populaire (PP), principale formation d’opposition à l’heure actuelle dans la voisine du Nord, il avait notamment critiqué la décision de mars 2022 du président du gouvernement, Pedro Sanchez, de commencer à considérer l’initiative pour la négociation d’un statut d’autonomie comme la base la plus sérieuse, réaliste et crédible pour la résolution du différend autour de la région du Sahara, ainsi que le coup de froid qui s’en était suivi avec Alger. On trouve, ainsi, de lui des déclarations en date de juillet 2022 où il assure que le nouvel état des relations entre l’Espagne et l’Algérie avait été de nature à participer à l’“augmentation du coût de certains des principaux coûts de production des agriculteurs et des éleveurs: l’énergie, le carburant et les engrais” (propos que l’on peut toujours consulter sur le portail digital du quotidien valencien Levante-EMV). Ce qui en dit sans doute assez sur les “dispositions” du concerné à l’égard du régime algérien...
En tout cas, les responsables de la COMADER n’ont pas manqué de nous rappeler que si c’était la première fois qu’ils se retrouvaient à en découdre avec des parties espagnoles sur une affaire de pure diffamation, ils avaient en revanche l’habitude de fréquenter les tribunaux ibères en ce qui s’agit des produits agricoles originaires du Sahara marocain dont les milieux pro-séparatistes cherchent depuis plusieurs années à entraver l’exportation; comme quoi, l’action du lobby anti-marocain sur place remonte relativement loin dans le temps. Il ne faudrait néanmoins pas, pour autant, faire l’impasse sur la lame de fond qui opère actuellement en Europe et mettre, en l’occurrence, les récents agissements d’AVA-ASAJA sur le seul compte de la volonté de nuire au Maroc; comme l’a indiqué Nasser Bourita dans sa déclaration que nous avons citée, de véritables “relents protectionnistes” sont clairement en train de se mettre en place. Ils sont, on l’a vu, du fait des agriculteurs euxmêmes, que ce soient par voie médiatique ou carrément “action directe”, mais les dirigeants européens assument également une part de responsabilité: tout en prenant fait et cause pour le libre-échangisme avec le Maroc, ils trouvent, en filigrane, les moyens de défavoriser le produit marocain au profit du leur, par le biais concret de réglementations de plus en plus draconiennes. Dernier exemple en date, le 12 février 2024, en relation avec le cyflumetofen, l’oxathiapiprolin et le pyraclostrobin, trois insecticides homologuées par l’ONSSA et qui ont fait l’objet de nouvelles réglementations de la part de la Commission européenne.
Partenariat agricole saint
Pour l’instant, du côté marocain, on semble vouloir agir de bonne foi -“on ne veut surtout pas politiser les choses” est une phrase à laquelle nous avons eu droit à plusieurs reprises-, mais pour combien de temps encore? “Sur cette affaire de fraises, on l’a vu, on a vraiment laissé faire, on ne fait rien pour montrer que l’on tient à un partenariat agricole saint avec nous”, nous confie un interlocuteur “fortement impliqué”, comme il préfère lui-même se définir. Ce que ce dernier reproche exactement à la partie européenne, c’est de ne pas contribuer à balayer des rumeurs quand bien même la preuve lui a été fourni de leur caractère fallacieux: selon nos informations, c’est le lendemain même que la Commission européenne a reçu les analyses dûment commandées par les autorités marocaines au niveau de l’unité de production, en plus des informations relatives à l’eau utilisée par l’irrigation et qui s’est avérée parfaitement conforme, contrairement aux allégations du président de l’AVA-ASAJA. Même les salariés de l’unité de production ont été soumis à des tests afin de déterminer si certains d’entre eux pouvaient être porteurs du virus de l’hépatite A.
Et qui plus est, les autorités marocaines tiennent constamment au courant leurs homologues européennes du travail effectué par l’ONSSA, laquelle dispose de deux laboratoires propres en plus d’un laboratoire agréé qui, en 2023, ont oeuvré sur 245 échantillons alors qu’ils prévoient de le faire cette année 2024 sur 256 échantillons (109 ont, à ce jour, été réalisés).
Or, au niveau européen, on s’est contenté de simples déclarations données le 7 mars 2024 par un porte-parole de la Commission européen -du nom de Stefan de Keersmaecker- qui, lors de son briefing quotidien, a indiqué que chaque pays pouvait agir à sa guise. “On l’oublie mais ce sont les Européens qui profitent le plus de nos échanges agricoles avec eux, c’est pour eux que la balance est positive (Rabat l’évalue à environ 600 millions d’euros, ndlr), mais on estime qu’on est gagnant sur le plan des investissements, donc on veut continuer sur cette lancée. Mais avec cette ambiance anxiogène, cela ne promet pas”, décrypte-ton. Pas de quoi sans doute faire baisser un Nasser Bourita de ton; dans le cas présent, ce seront sans doute d’autres responsables gouvernementaux qui devraient à leur tour ramener leur “fraise”...