Décryptage : Tahar Ben Jelloun et la fâcheuse affaire du Hamas

Ne tirons pas sur Ssi Tahar


Après sa tribune où il avait dénoncé le Hamas, Tahar Ben Jelloun s’était retrouvé accusé de rouler pour Israël. Pourtant, l’écrivain maroco-français, dont les récentes sorties sont plus nuancées que certains peuvent penser, a toujours défendu les droits du peuple palestinien.

Au Maroc, s’il y a bien une tare que l’on reproche souvent aux intellectuels et aux faiseurs d’idées, c’est celle de rester muets et d’être déconnectés des “préoccupations et des combats des masses”, ou, pour reprendre la fameuse appellation du philosophe italien Antonio Gramsci, de ne pas oser endosser le fameux rôle d’”intellectuels organiques”. Ironiquement, c’est pour s’être exprimé ouvertement et avec franchise sur une question d’actualité brûlante qui intéresse au plus haut point le peuple marocain et le monde entier que Tahar Ben Jelloun se retrouve depuis plus d’un mois maintenant au coeur d’une vague de critiques virulentes.

“Hasardeuse”, “incompréhensible”, “honteuse”
Le 11 octobre 2023, l’écrivain maroco-français, qui soufflera sa 76è bougie le 1er décembre 2023, publiait une tribune dans l’hebdomadaire français “Le Point”, où il avait dénoncé l’opération Déluge d’Al Aqsa, lancée quatre jours plus tôt par les combattant du mouvement palestinien du Hamas contre Israël, faisant plus d’un millier de morts israéliens et déclenchant surtout un conflit armé qui fait toujours rage notamment dans la bande de Gaza, où les bombardement violents et incessants opérés par l’armée israélienne en guise de représailles ont déjà fait plus de 11.500 morts dans l’enclave palestinienne, dont 4.710 enfants et 3.160 femmes (bilan au 15 novembre 2023). Dans son texte intitulé “Le 7 octobre, la cause palestinienne est morte, assassinée”, l’auteur à grand succès et prix Goncourt en 1987 avait dès le premier paragraphe pointé du doigt, et cela sans le moindre équivoque, les groupes armés palestiniens. “Moi, arabe et musulman de naissance, de culture et d’éducation traditionnelle, marocaine, ne trouve pas les mots pour dire combien je suis horrifié par ce que les militants du Hamas ont fait aux Juifs. La brutalité, quand elle s’attaque aux femmes et aux enfants, devient barbarie et n’a aucune excuse ni justification”, s’était-il insurgé.

Sans grande surprise, la sortie de M. Ben Jelloun n’avait pas manqué de faire jaser, non seulement au Maroc mais dans tout le monde arabe. “Hasardeuse», “incompréhensible”, “honteuse”, pour ne citer que ceux-là. Les qualificatifs avaient fusé pour contester la position de l’écrivain. Certains étaient allés encore plus loin en le traitant de “sioniste” et l’accusant de mettre sur le même pied le Hamas, mouvement de résistance -mais groupe terroriste selon l’Occident, dont notamment la France pays d’adoption et résidence de M. Ben Jellounqui lutte pour la libération de ses terres et de son peuple, et Israël, une force d’occupation épinglée à plusieurs reprises pour ses violations du droit international.

Depuis, le natif de Fès n’a eu de cesse d’essayer de nuancer ses positions, en affirmant qu’il avait rappelé dans sa tribune polémique, le contexte de l’occupation et de l’injustice dont souffrent les Palestiniens. Dans l’entretien fleuve qu’il accorde dans ce numéro à Maroc Hebdo (lire p.), M. Ben Jelloun admet avoir écrit sa chronique sous le coup de l’émotion, mais insiste qu’il s’agit du point de vue d’un citoyen qui a longtemps milité pour la cause palestinienne et qui a dénoncé la politique du Hamas, un parti manipulé par l’Iran et qui a choisi l’islam politique pour lutter contre l’occupation. Pour lui, ses détracteurs auraient omis des passages importants de son texte où il évoque le contexte historique du conflit et n’auraient retenu que ceux ciblant l’organisation islamiste palestinienne.

Dans une autre chronique aux allures de mise au point publiée le 19 octobre 2023 sur les colonnes de notre confrère Le360, l’écrivain avait raconté en détail son attachement et son engagement en faveur de la cause palestinienne. C’est à Tanger, ville où il a grandi et qui a profondément marqué son âme et son oeuvre, que M. Ben Jelloun, alors âgé de 14 ans, avait fait la connaissance de Younès, un camarade de classe palestinien qui avait été forcé par les forces israéliennes à quitter son pays lors de la Nakba de 1948.


“Terroriste d’État”
Plus tard, à Paris, où après une courte carrière d’enseignant de philosophie et, déjà, un premier recueil de poèmes, “Hommes sous linceul de silence” (1971), il s’était installé pour poursuivre des études en psychologie, M. Ben Jelloun avait fréquenté de nombreuses grandes figures intellectuelles et politiques engagées pour la cause palestinienne, dont Leïla Chahid, Mahmoud Darwich, Mahmoud Hamchari ou encore Ezzedine Kalak. “Je ne ratais aucun meeting, aucune manifestation réclamant justice pour le peuple palestinien”, avait poursuivi M. Ben Jelloun dans sa chronique dans Le360.

Son recueil, «Les Amandiers sont morts de leurs blessures”, publié en 1976, avait, en outre, entre autres abordé l’occupation de Rafah et le massacre de Jénine. “J’ai subi le boycott d’une partie de la presse française parce que je défendais la cause palestinienne. J’ai, dans une émission sur France 2, traité Israël de “terroriste d’État”, ce qui m’a valu quelques lettres d’insultes et de menaces”, assène M. Ben Jelloune.

Si la polémique a dégénéré autant, ce n’est donc pas uniquement en raison du contenu de la tribune dans “Le Point” elle-même, qui, rédigée par un autre, aurait fait beaucoup moins de bruit probablement. Les voix qui se sont soulevées regrettent surtout que ces propos aient émané d’un homme de la stature de M. Ben Jelloun, un des plus grands, si ce n’est le plus grand auteur marocain de ces 50 dernières années. Écrivain, poète et essayiste aussi polyvalent que prolifique, traduit dans au moins 43 langues et lu dans les quatre coins du monde, il a longtemps été le seul Marocain lauréat du prestigieux Goncourt pour son roman “La Nuit sacrée” (1987), avant que son acolyte Leila Slimani le rejoigne en 2016 dans ce club très fermé. M. Ben Jelloun s’est élevé à une classe à part, devenant un véritable symbole, fort d’une bibliographie et d’un “palmarès” avec lesquels très peu de ses pairs peuvent rivaliser. C’est donc en toute logique que chacun des commentaires de M. Ben Jelloun, notamment sur des questions sensibles comme, dans le cas d’espèce, le conflit arabo-israélien, constitue un événement en soi et se retrouve passé au crible.

Membre depuis mai 2008 de l’Académie Goncourt, M. Ben Jelloun s’érige également depuis plusieurs années comme l’un des plus fervents défenseurs des intérêts du Maroc en Hexagone; une sorte d’ambassadeur profitant de sa notoriété et sa proximité des hautes sphères politiques, intellectuelles et médiatiques dans les deux pays, depuis le roi Hassan II et l’ancien président français François Mitterrand. C’est justement là peut-être une des raisons pour lesquelles beaucoup ont été surpris par certaines idées contenues dans sa tribune polémique, alors que les positions officielles de Rabat exprimées depuis le déclenchement de l’escalade dans le Proche-Orient tendent à condamner les attaques israéliennes contre les civils palestiniens, tout en évitant de dénoncer le Hamas. Du moins pas d’une manière aussi explicite que M. Ben Jelloun l’a fait.

Le Maroc avant tout.
M. Ben Jelloun se serait-il exprimé de la sorte pour éviter de s’attirer les foudres des classes influentes en France dont la majorité, à commencer par le président Emmanuel Macron, se sont, en tout cas dans un premier temps, ostensiblement rangés du côté d’Israël? Avait-il peur que sa place privilégiée dans le paysage intellectuel français soit affectée s’il évitait de condamner le Hamas? Des questions parmi tant d’autres que beaucoup d’observateurs se sont posées depuis la parution de sa tribune dans “Le Point”.

Quoi qu’il en soit, M. Ben Jelloun reste fidèle à son principe suprême: le Maroc avant tout. C’est dans ce sens d’ailleurs que, pour justifier sa position, il souligne, aussi bien dans sa tribune polémique que dans son interview avec Maroc Hebdo, les liens étroits entre le Hamas et les ennemis du Royaume et de son intégrité territoriale. Car bien qu’il ait établi sa carrière et son héritage en France et qu’une bonne partie de son oeuvre soit dédiée à la critique des fléaux qui rongent la société marocaine, M. Ben Jelloun entretient toujours des liens très forts avec sa terre natale, où il passe plus de quatre mois par an, et dont, confiet- il, il ne peut pas s’éloigner pendant plus de trois mois. “Je ne me suis jamais senti exilé”, nous affirme-il. Quant à la Palestine, M. Ben Jelloun avoue s’être lourdement trompé à son propos: sa cause n’a pas été assassinée par le Hamas.

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