Les socialistes envoyés dans les roses

L’USFP, le parti de Abderrahman Youssoufi, en proie à une grave crise interne.

Le grand parti de Mehdi Ben Barka, de Abderrahim Bouabid et de Abderrahman Youssoufi ne paraît plus être que l'ombre de lui-même, de ce qu'il a été, de ce qu’il a représenté et de son projet socialiste. Son influence électorale s'est progressivement réduite comme une peau de chagrin. S’il a dirigé le cabinet d'alternance durant quatre ans (1998-2002), sous la direction de M. Youssoufi il a ensuite perdu ce statut prééminent d'un gouvernement à l'autre. Son leadership a été passablement heurté depuis plus d'une quinzaine d'années. Besoin de reconnaissance Son programme socialiste s'est fondu dans d'autres, conduisant à la mise sur pied de telle ou telle majorité jusqu'à le voir participer au gouvernement El Othmani depuis mars 2017 alors qu'il avait choisi l'opposition lors du mandat de son prédécesseur, Abdelilah Benkirane. Certains y voient de l'opportunisme remisant au placard les préventions émises à l'endroit du secrétaire général du PJD, désigné à la tête du gouvernement au lendemain des élections législatives du 25 novembre 2011. Difficile donc d'y voir très clair dans ces accommodements, voire même ces contorsions! La sociologie aide peut-être à trouver une première explication: après tant d'années d'opposition, comment résister à une vocation gouvernementale réfrénée et qui mettrait fin à des piaffements d'impatience et à des soupirs d'insatisfaction et de frustration? C'est aussi une génération qui a pris de l'âge, avec de nouveaux besoins consuméristes ou autres, et un besoin de reconnaissance sociale, un «statut» pour tout dire. Le phénomène n'est pas propre aux socialistes marocains: on le retrouve sous pas mal de latitudes, en France, en Italie, en Allemagne et ailleurs. Qu'est-ce que le socialisme aujourd'hui? Comment le réinventer? Et, pourquoi ne pas le dire, estce tellement nécessaire au vu des grandes transformations de la société?

Difficile autocritique
La difficulté pratiquement récurrente qui paraît se poser à la formation socialiste a trait à sa capacité à faire son autocritique. Pour ce qui est du bilan du cabinet d’alternance (1998-2002), dirigé par le premier secrétaire de ce parti, Abderrahman Youssoufi, il a fallu attendre son départ du gouvernement pour qu’il livre cinq mois plus tard son évaluation.

Une lecture discutable
C’est en effet à Bruxelles, en février 2003, qu’il a présenté longuement son appréciation. Qu’a-t-il déclaré à cette occasion? Il a expliqué que l’évolution de l’alternance consensuelle vers l’alternance démocratique ne s’était pas vraiment réalisée; que la dualité des ministres –les uns choisis par le Roi et d’autres proposés par le Premier ministre– n’avait pas été réglée alors que «cette situation n’a aucun fondement constitutionnel»; et que si l’USFP a pris la direction du cabinet d’alternance, c’est parce que le parti a privilégié l’intérêt national pour «une transition en douceur» et «sauver le pays de la crise cardiaque», comme l’avait déclaré alors S.M. Hassan II dans son discours au Parlement en octobre 1997. Il a aussi rappelé qu’au lendemain des élections législatives du 27 septembre 2002, la méthodologie démocratique n’avait pas été respectée puisque ce fut Driss Jettou qui a été nommé Premier ministre alors que l'USFP s'est classé en tête avec 50 sièges devant le PI (48), le PJD (42) et le RNI (41). Pour intéressante qu'elle puisse être, cette lecture reste discutable. L'alternance n'est pas venue des urnes mais de la volonté du Souverain. Le rapport de forces était toujours du côté du Méchouar, les partis de la Koutla historique (USFP, PI, PPS) ne totalisant que 109 sièges sur les 325 composant la Chambre des représentants, soit un tiers. De plus, quel principe mécanique et de portée institutionnelle imposait qu'un parti qui n'avait obtenu que 50 sièges en 2002 –soit 15% du total- soit, ipso facto, appelé à diriger de nouveau le cabinet? Abderrahman Youssoufi invoque à cet égard «l'esprit de la nouvelle Constitution» (celle de 1996) mais la lettre de la loi suprême donne une compétence discrétionnaire au Roi pour la désignation d'un Premier ministre. Après tout, pourquoi l'USFP a fini par cautionner cela en participant au gouvernement Jettou? Preuve que la vocation gouvernementale était plus forte que les états d'âme et les scrupules partisans ...

Vingt-et-un ans après le cabinet d'alternance, l'USFP ne peut sérieusement exciper d'un bilan satisfaisant. S'est déroulé en effet un processus continu d'un recul électoral. En 2007, ce parti n'obtient que 38 sièges, puis 39 en 2011 et 20 seulement en 2016. Sa participation au gouvernement a suivi cette pente avec aujourd'hui un seul département, celui de la Justice, confié à Mohamed Ben Abdelkader, la présidence de la Chambre des représentants revenant à Habib El Malki depuis janvier 2017.

Le procès de l'électoralisme
Les problèmes liés au leadership ont fortement poussé à cet affaissement de la formation socialiste. A ce jour, ce parti a connu 10 congrès ordinaires et deux autres exceptionnels. Si Abderrahim Bouabid a dirigé cette formation de 1975 jusqu'à son décès en 1992, Abderrahman Youssoufi lui a succédé jusqu'à sa démission en 2003 par suite du mauvais score aux élections communales et d'une crise interne. Mohamed El Yazghi, alors adjoint, accède à cette responsabilité lors du VIIème congrès et y restera jusqu'à sa démission forcée du bureau politique en décembre 2007. Il est remplacé par Abdelouahed Radi en 2006, durant quatre ans, jusqu'au IXème congrès en décembre 2012, lequel élit alors Driss Lachgar, réélu pour un nouveau mandat en mai 2017.

La présente décennie a été marquée par bien des épreuves au sein de cette formation. La plus significative a été sans doute la contestation menée par le député Ahmed Zaïdi, décédé en décembre 2014. Rival de Driss Lachgar au IXème congrès, il a obtenu 650 voix pour contre 848 pour ce dernier. Il a contesté les conditions de cette élection, ce qui lui a valu d'être démis de son mandat de président du groupe parlementaire au profit de Driss Lachgar. Ahmed Zaïdi crée alors son propre courant, Démocratie et Ouverture. Il fait le procès d'une politique tournée vers l'électoralisme, les notables, le populisme et le verrouillage des instances partisanes. Le groupe Zaïdi compte dans ses rangs Ahmed Réda Chami (ancien ministre de 2007 à 2011), Abdelali Doumou, député de Kelâat Sraghna, le syndicaliste Taleb Mouchid et d'autres. La piste d'une réactivation de l'UNFP est envisagée avec l'appui de Mohamed El Yazghi. Cette option vise à contribuer à proposer une offre politique crédible, cette formation de Abdallah Ibrahim des années soixante présentant le même référentiel idéologique que l'USFP.

Ruptures et scissions
Mais Driss Lachgar a veillé à placer les siens à tous les échelons du parti et ce au nom du «renouvellement». Son parcours reste sujet à caution. En 2008, il était partisan d'une alliance avec le PJD et même d'une sortie du gouvernement Abbas El Fassi. Mais en 2010, le voilà coopté pour prendre le ministère chargé des Relations avec le Parlement. Au lendemain des élections législatives de novembre 2011 portant le PJD au premier rang, il prône la non-participation au gouvernement Benkirane, s'alignant de fait sur la position du PAM...

Au fond, l'histoire de l'USFP traduit bien un parcours fait de ruptures et de scissions. Au début des années quatre-vingts, les proches d'Ahmed Benjelloun -frère du leader USFP Omar Benjelloun, assassiné en décembre 1975- avaient formé le Parti de l'avantgarde démocratique et socialiste (PADS), lequel rejoindra en 2007 la Fédération de la gauche démocratique, une formation qui regroupera aussi le Parti socialiste unifié (PSU) autour de Mohamed Sassi, Mohamed Hafid et Najib Akesbi, et du Congrès national ittihadi (CNI) du syndicaliste Noubir Amaoui.

Une politique de réconciliation est-elle plaidable, comme le soutient encore Driss Lachgar? Cela suppose ce que l'on pourrait appeler des pré-requis. La tâche paraît bien difficile, ne serait-ce qu'avec la dernière actualité des mois derniers. En juin 2019, voilà en effet un ministre USFP, membre dirigeant, qui s'est fendu d'une tribune pour contester la validité des congrès du parti depuis 1975. Mohamed Ben Abdelkader a considéré que tous les congrès tenus depuis cette date étaient pratiquement factices et spécieux. Et de préciser: «Ces forums servaient à satisfaire les copains et à trouver des consensus vides de sens, à tel point qu'ils ne produisaient ni directions, ni projet politique ou idéologique». Une attaque en règle contre Driss Lachgar, qui a été diversement accueillie dans les rangs de cette formation.

Une question de principe
Ben Abdelkader prépare-t-il sa candidature au prochain congrès prévu en 2021? Paradoxe: il est aujourd'hui le seul ministre de l'USFP dans le cabinet remanié le 9 octobre 2019. A-t-il été précisément nommé pour bénéficier d'une visibilité supplémentaire en vue de cet agenda 2021?

En tout cas, au sein du parti, il a peu d'appuis. Son parcours de «cabinard» de ministres de son parti tranche avec celui d'autres profils et de parcours militants plus probants. Avec la médiatisation actuelle des activités commémoratives du 60ème anniversaire de la création du parti, Driss Lachgar comptait resserrer les rangs et réussir une opération de retrouvailles de la famille ittihadie, toutes sensibilités confondues. Las! La grand-messe prévue à cet égard, le 29 octobre 2019, au Théâtre national Mohammed V, à Rabat, n'a pas eu les résultats escomptés. Ainsi Abderrahman Youssoufi, Mohamed El Yazghi, Fathallah Oualalou, Mohamed Achaâri et tant d'autres figures étaient absents, et ce malgré le symbole historique de cet agenda. C'est dire la difficulté à recoller les morceaux. Et puis réconcilier la famille ittihadie sur quoi? Sans débat de fond et sans projet politique d'avenir?

Comme pour donner le change, Driss Lachgar a promis de ne pas se présenter à un troisième mandat en 2021. Mais, statutairement, il aura déjà effectué deux mandats d'ici là. Un éventuel troisième mandat commande la modification des statuts actuels. Or, pour certains, il est difficile d'engager une réconciliation et un rassemblement sans le départ de Driss Lachgar, qui serait le problème et aurait entre les mains une solution en se déchargeant de ses responsabilités à l’occasion d'un congrès extraordinaire en 2020.

Parmi les pressentis pour lui succéder, ce qui paraît se dégager aujourd'hui tourne autour d'un duo formé de Ahmed Réda Chami et Habib El Malki. En tout état de cause, faut-il limiter les enjeux du XIème congrès, prévu en 2021, à la désignation d'un nouveau profil en évacuant le débat de fond sur le projet socialiste aujourd'hui et demain? Si l'USFP reste un référentiel dans la mémoire historique de la vie politique nationale depuis plus de quatre décennies -et même plus loin comme prolongement de l'UNFP des années soixante et suivantes- il reste à s'interroger sur ce qu'elle peut représenter dans le Maroc de 2019 et au-delà.

Dilution de l'identité
Ce parti a incarné l'espoir du changement jusqu'au cabinet d'alternance en 1998. Il se voulait porteur d'un programme alternatif qui a été corseté ensuite en alternance. Il se présentait volontiers comme l'expression la plus authentique des aspirations populaires. Il était attractif pour les classes moyennes, les employés, les fonctionnaires, les professions libérales et d'autres forces vives. En quinze ans de participation gouvernementale (1998-2011 et 2017-2019), se pose cette question de principe: quelles réformes porte-t-il? De quel bilan peut-il se prévaloir en son nom propre? Le militantisme de proximité et de terrain accuse au cours de cette période bien des reculs cumulatifs. Les responsables, les élus et les cadres ont investi le système institutionnel (gouvernement, parlement, collectivités locales, instances diverses,...), délaissant le contact avec les citoyens.

Cette formation socialiste s'est ainsi éloignée de ses bases populaires alors que le PJD, lui, investissait de plus en plus le champ social, étendant son maillage organique territorial. Le capital accumulé dans l'opposition n'a pas pu porter ses fruits avec la participation aux différents gouvernements qui se sont succédé depuis une vingtaine d'années. Même la cure d'opposition (2012-2017) n'a pas permis de remobiliser autour d'un nouvel élan. Pourtant, Driss Lachgar proclamait, au lendemain de son élection à la tête de cette formation en décembre 2012, qu'il voulait «refaire de l'USFP un parti populaire» en priorisant quatre objectifs: résurgence du projet social-démocrate, pluralisme, un discours plus incisif de visibilité et de vigueur, enfin un vrai parti de masse. Sept ans après cette profession de foi, où en sont les résultats?

C'est qu'il y a eu, au fil des ans, un processus continu de dilution de l'identité socialiste. Des réformes? Il y en a et l'USFP ne peut en réclamer la paternité. Des chantiers aussi - ils lui échappent également. La démocratisation?

Ce parti a sans doute milité depuis toujours pour sa consolidation; mais elle procède d'une vision de règne réactivée par le printemps arabe et par la volonté royale d'une nouvelle Constitution en 2011. L'USFP n'a pas su -ou pas pu- échapper à un processus continu de banalisation n'en faisant plus depuis la fin du cabinet d'alternance en 2002 qu'une composante parmi d'autres de majorités hétéroclites. Avec amertume, Abdelouahed Radi, ex-premier secrétaire, a fait ce constat: l'USFP doit transcender l'addition d'ambitions personnelles et de stratégies individuelles de carrière pour porter un nouveau projet politique socialiste. Le changement donc, mais avec qui? Et pour quoi faire?.

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