Il faut sauver les soldats de l'information

LA PRESSE MAROCAINE AGONISE

C’est par pudeur si les acteurs du secteur de la presse en général et celui de la presse papier en particulier temporisent avant de sonner le glas. Une fois que ce sera fait, il est fort probable que l’on ne trouve pas de quoi rapiécer le tissu du secteur déjà usité. Le cri de désespoir est totalement inaudible.

L’heure est grave. La presse marocaine est en réanimation. Elle respire difficilement. Les médecins qui l’entourent craignent pour sa survie. Déjà affaiblie depuis l’apparition du digital et l’accaparation par les géants du web (les GAFA) de plus de 85% des recettes publicitaires, le Covid-19 semble venu l’achever. Elle ne reçoit pas de visite. Personne n’est venu s’enquérir de ses nouvelles et de son état de santé. Ce qui consume davantage cette presse qui s’accroche tout de même à son existence dans un pays où la transition démocratique ne peut se faire sans son apport. Tous ceux qui la représentent, entreprises de presse et représentations professionnelles, prêchent, avec pudeur, la retenue et étouffent leur cri de désespoir.

Le modèle chamboulé
Personne ne veut se hasarder pour parler de sa situation critique, alarmante. Excepté Younes Mjahed, président du Conseil national de la presse, qui a déclaré à Maroc Hebdo que des pourparlers sont engagés avec différentes parties en concertation avec le Syndicat national de la presse marocaine et la Fédération marocaine des éditeurs de journaux, pour trouver une solution.

Mais ces discussions avancent à pas d’escargot. Tout le monde sait que l’économie de la presse est duale et repose sur les ventes et les recettes publicitaires. Déjà maigres, les ventes ont été écartées du compte après la suspension de la publication des journaux et magazines en papier au début de la pandémie. Puis, la crise sanitaire actuelle a réduit comme une peau de chagrin, pour ne pas dire anéanti, les recettes publicitaires. L’avènement de l’ère digitale a chamboulé le modèle économique classique. Les réactions des entreprises, qui dépendent pour beaucoup des moyens, ont été diverses et surtout improvisées. Fallait-il tout basculer au digital ou être assis entre deux chaises? La crise sanitaire actuelle a rajouté à cette situation de confusion.

Pour les patrons de presse, le secteur accouche dans la douleur et subit coup après coup dans le silence. «La crise sanitaire due au coronavirus a rendu saillantes les faiblesses et les fragilités des entreprises de presse. La plupart d’entre elles étaient déjà dans une situation économique et financière difficile, à cause notamment de la baisse drastique des ventes de journaux, couplée à une diminution continue, ces dernières années, des recettes publicitaires. A cela s’ajoute l’avènement du numérique, qui a fait migrer une bonne partie de ces recettes publicitaires vers les réseaux sociaux. Les entreprises de presse qui ont survécu à cet environnement changeant et très concurrentiel, marqué par la multiplication des publications (papier et numérique), ont dû profondément retravailler leur modèle économique. Celles qui n’ont pu faire preuve d’agilité ont disparu. Les autres survivent grâce à un modèle qu’on peut qualifier de «bionique», avec notamment la combinaison de la presse papier et du digital», nous confie Fatima Ouriaghli, directrice de publication du groupe de presse Autonews /Finances News Hebdo/Bourse news/La Quotidienne.

Un secteur vulnérable
Covid-19 aidant, l’annulation ou la compression des campagnes publicitaires adressées aux journaux sont-elles un phénomène purement marocain? Non, rétorque Youssef Cheikhi, président du Groupement des annonceurs du Maroc (GAM). Au niveau international, selon une étude sur le comportement des annonceurs suite à cette pandémie menée par la Fédération mondiale des annonceurs (WFA), dont le GAM est membre actif, 81% des annonceurs interrogés déclarent avoir reporté les campagnes prévues en raison de la crise du coronavirus, dont 34% prévoient un report d’une courte durée entre un à deux mois, 28% prévoient pour un trimestre complet, 13% attendront six mois avant de remettre les campagnes ONAIR, 79% ont créé de nouvelles campagnes qui répondent directement à l’énorme impact de la crise sur les personnes qui utilisent leurs produits et services, 50% disposent déjà d’une campagne ONAIR ou prête pour lancement et 29% supplémentaires prévoient d’en faire bientôt.

Difficile à croire, mais M. Cheikhi assure qu’au Maroc, les chiffres sur l’investissement publicitaire pour le premier trimestre 2020 montrent une progression de 3% par rapport au premier trimestre 2019. «Cette croissance s’explique principalement par les prises de parole de sensibilisation et d’information des différents ministères au sujet du Covid-19 sans lesquelles on sera à -7%. À noter qu’on observe une croissance très significative pour certains secteurs comme la banque, par exemple. Nous devons tous (annonceurs, agences de communication, régies publicitaires, médias, État..) faire preuve de solidarité mais aussi de créativité pour surmonter cette crise et son impact sur le secteur », explique-t-il. Surbooké, le gouvernement fournit des efforts considérables pour venir en aide aux catégories d’entreprises les plus vulnérables et les plus impactées par les répercussions économiques du coronavirus. Et on ne peut que s’en réjouir. Mais la presse, qui fait partie des secteurs les plus sinistrés, n’est pas sur la liste de ses priorités.

Une formidable mobilisation
Le post sur Facebook de Othmane El Ferdaous, fraîchement nommé par le Roi Mohammed VI au poste de ministre de la Culture, où il annonce qu’il va débloquer les arriérés de la subvention au titre de l’exercice 2019 au profit de cinq supports, a été positivement perçu. Mais il n’a pas encore annoncé la couleur. Les acteurs du secteur s’impatientent et ne veulent pas presser les choses pour ne pas être taxés d’opportunistes.

«L’initiative de M. El Ferdaous de débloquer les arriérés des subventions de certains supports est à saluer. Elle témoigne, à mon avis, d’une prise de conscience à tous les niveaux du caractère critique de la situation. Au nom aussi de la mission qui est la nôtre d’informer l’opinion publique. Et cela, la presse marocaine l’a largement prouvé durant cette période de crise sanitaire, à travers notamment sa formidable mobilisation afin de rendre l’information aisément accessible aux lecteurs. Après la sortie de crise, il faudra peutêtre penser à exercer autrement notre métier. Ce choc majeur subi par les entreprises de presse doit les pousser à se réinventer. Parce que d’autres chocs, il y en aura certainement», ajoute Youssef Cheikhi.

Pour Fatima Ouriaghli, le challenge pour les entreprises de presse est aujourd’hui double: exister dans deux univers différents, mais qui ont comme point commun l’existence d’une concurrence exacerbée. «Sur le Net, les entreprises de presse marocaines doivent, en plus, se disputer le petit gâteau publicitaire avec des géants du numérique comme Google ou Facebook. En boxe, c’est opposer un mi-mouche à un poids lourd. Un combat perdu d’avance, à moins que les autorités marocaines ne s’en mêlent. Elles avaient d’ailleurs entamé des démarches dans ce sens (les droits voisins)», se désole-t-elle. Pour cette patronne de presse connue pour être battante, la presse traverse actuellement une phase très difficile. Devons-nous pour autant baisser les bras? Devons-nous ranger nos plumes braillardes?, s’interroge-t-elle sur un ton amer. Heureusement, elle ne lâche pas prise. «Non, au nom de notre combat pour la pluralité des courants d’opinion», lance-t-elle.

Tout ou presque a été dit. C’est un appel à la solidarité nationale envers un secteur névralgique dans le fonctionnement quotidien de la machine étatique. La presse agonise. Il faut sauver les soldats de l’information. Sans eux, plus rien se sera comme avant. Et sous peu, le brin de la liberté d’expression ira loin, loin. La mort frappe à la porte. Ne la lui ouvrez surtout pas! Sinon, vous risquez de faire taire la presse à jamais!

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