Plus que sa partie “occidentale”, le versant Est des provinces sahariennes de l’ancien Empire chérifien est le véritable noeud gordien de la discorde frontalière maroco-algérienne. Le temps est-il venu de rouvrir le dossier ?
Même au Maroc, Mme Bahija Simou ne fait pas partie des personnalités publiques les plus en vue. En cette fin du mois de février 2023, la directrice des Archives royales (DAR) voit toutefois son nom fleurir dans les médias algériens, et pour cause: ses déclarations faites, le 21 février 2023, au Forum de la MAP, événement qu’organise régulièrement l’agence Maghreb arabe presse (MAP), sur la marocanité historique du Sahara dit “oriental”, qui correspond, grosso modo, à l’actuel sud-ouest de l’Algérie. Proche du renseignement militaire, le quotidien Echorouk a par exemple accusé une “escalade dangereuse du régime du Makhzen marocain”. Pour ledit média, Mme Simou n’a, ainsi, pu s’exprimer sans le “feu vert” préalable des “sources de prise de décision du Makhzen”, et il n’est pas sans y voir une tentative de “détourner l’attention de la rue marocaine” face au “coût exorbitant des denrées alimentaires de grande consommation” -en allusion à l’inflation que connaît actuellement le Maroc.
Mais ce sont aussi les citoyens algériens lambda qui se sont ralliés à la campagne contre la concernée. Parmi les internautes de la voisine de l’Est, la phrase “habbine yaklouna”, c’est-à-dire “ils veulent nous dévorer” dans l’arabe dialectal du pays, est notamment reprise en hashtag et se voit même associée à des revendications de territoires que le régime lui-même reconnaît pourtant comme étant marocains, à savoir tout l’Est du fleuve Moulouya. Preuve s’il en fallait une autre, au passage, que la junte a bien réussi à retourner l’opinion publique et convaincre cette dernière que son problème était moins l’État militaire, contre lequel elle avait pendant près d’un an, à partir de février 2019, manifesté par le biais du mouvement de protestation du Hirak, que le Maroc.
Pourtant, le propos de Mme Simou ne comporte, dans le fond, rien de scandaleux, et il est évident, à ceux qui ont daigné visionner son intervention au Forum de la MAP, qu’il avait, en premier lieu, une valeur scientifique: répondant à la question d’un journaliste, elle n’a, en fait, fait qu’indiquer que les Archives royales confirmaient, par le document, la souveraineté du Maroc sur l’ensemble de son Sahara original, et pas seulement son versant “occidental” incluant l’Oued Noun, la Sakia El Hamra et l’Oued Ed- Dahab. Et qui plus est, ce n’est pas la première fois qu’elle le dit, dans la mesure où, historienne prolifique, elle a d’ores et déjà consacré de nombreux ouvrages à la question, dont sa fameuse trilogie sur “le Sahara marocain à travers les Archives royales”.
Chercher la petite bête
Tout simplement, on dira qu’on est en train de lui chercher la petite bête. Mais il faut dire aussi que, dans une certaine mesure, la chose se comprend. Dans l’interview qu’il nous accorde, l’historien français et spécialiste de l’histoire de l’Afrique, Bernard Lugan, souligne bien le fait que “les dirigeants algériens savent bien au fond d’eux-mêmes que leur position est historiquement intenable”, et que, partant, s’en suit un délire obsidional qui fait que même lorsque le sujet n’a aucunement trait à ses frontières actuelles, l’Algérie se prend à se sentir visée.
Réactions hystériques
Le prédicateur islamiste marocain, Ahmed Raissouni, en avait, à titre d’exemple, fait les frais. S’exprimant, le 15 août 2022, sur la chaîne algérienne “Awras TV”, il avait déclaré que les Marocains seraient “prêts”, si le roi Mohammed VI leur demande, de franchir la frontière maroco-algérienne et d’aller jusqu’à Tindouf; à l’évidence, dans son esprit, pour en découdre avec le mouvement séparatiste du Front Polisario, qui justement stationne dans la région du même nom, plutôt que pour récupérer cette dernière, dont les historiens savent que les pachas prêtaient encore jusqu’en juin 1953 allégeance au sultan du Maroc. S’en suivront, dans la foulée, de nombreuses réactions hystériques au sein des canaux médiatiques officieux, le journal électronique “Algérie patriotique”, propriété de l’ancien chef d’état-major Khaled Nezzar, poussant le ridicule jusqu’à taxer M. Raissouni de “mufti du Makhzen” et de “porte-voix officiel du régime de Rabat”, alors qu’il est de notoriété publique que sa collusion avec les Frères musulmans le placent plutôt dans l’oeil de mire dudit “Makhzen”.
Également pris en grippe par l’Association des oulémas musulmans algériens (AOMA), M. Raissouni doit, au final, renoncer le 28 août 2022 à la présidence de l’Union internationale des oulémas musulmans (UIOM), dont il avait depuis novembre 2018 la charge. A vrai dire, les seules véritables revendications exprimées au cours des récentes années au Maroc à l’égard du Sahara oriental sont celles de M. Hamid Chabat du temps où il occupait encore le poste de secrétaire général du Parti de l’Istiqlal (PI), ce qui ne saurait, in fine, surprendre étant donné que le doyen des partis politiques nationaux a, depuis l’époque de son ancien chef et fondateur Allal El Fassi, toujours été à l’avant-garde du combat pour le parachèvement de l’intégrité territoriale nationale: M. Chabat allait, ainsi, à plusieurs reprises, à partir de mai 2013, demander la rétrocession de Tindouf mais aussi, nommément, les localités de Béchar, Hassi Beïda et Kenadsa. Toutefois, les autorités interdiront, en septembre 2014, le sit-in qu’il souhaite, dans cette optique, organiser au niveau du poste-frontière de Zouj Bghal; comme quoi, le Maroc officiel continue, depuis un peu plus d’un demi-siècle désormais, de maintenir un profil plutôt bas en la matière.
L’appartenance historique
Dans cela, a-t-il, toutefois, raison? S’il serait aventureux de prétendre à la compréhension de la rationalité de l’État marocain, le fait est qu’il semble que son calcul soit le suivant: sacrifier, oui, des territoires dont l’appartenance historique au Maroc ne peut souffrir le moindre doute, mais pour mieux, par ailleurs, entériner la récupération de la partie du Sahara marocain anciennement colonisée par l’Espagne -celle que revendique le Polisario- et aussi, éventuellement, reprendre les présides que continuent d’occuper la voisine du Nord, à commencer par les villes de Sebta et Mélilia. C’est dans cet esprit que le roi Hassan II semble avoir, déjà, pris sur lui de se plier, par le biais de la convention du 15 juin 1972, au tracé hérité de la colonisation française: c’est en promettant de ratifier le texte -il ne le sera jamais- que trois ans plus tard, en juillet 1975, le défunt monarque arrache à un certain Abdelaziz Bouteflika, à l’époque ministre des Affaires étrangères de l’Algérie, son soutien aux revendications du Maroc sur la Sakia El Hamra (avant que le président algérien, Houari Boumédiène, ne prenne, illico, soin de le désavouer).
Propagande algérienne
Il faut toutefois préciser que derrière la convention dite “relative au tracé de la frontière d’Etat établie entre le Royaume du Maroc et la République algérienne démocratique et populaire”, il y a aussi, en filigrane, le calcul d’épicier du général Mohamed Oufkir, qui préside alors la commission mixte pour le bornage et est surtout en passe de perpétrer sa fameuse tentative de coup d’État d’août 1972 à l’encontre de l’avion Boeing 727 de Hassan II; comme le détaille l’historien Mohammed Maâzouzi dans son ouvrage “Un demi-siècle pour l’intégrité territoriale” paru en 2004 chez l’imprimerie El Maarif al-Jadida, “l’enjeu d’Oufkir était la liquidation des dossiers frontaliers pour s’assurer la protection algérienne”.
La bonne volonté du Maroc, ou plutôt celle, pour reprendre l’expression de Hassan II dans son autobiographie “Le Défi”, de “préfér[er] un voisin fort et amical à un voisinage hostile et rancunier”, n’y a, en tout cas, rien fait, et alors que le différend autour du Sahara marocain s’en trouve à sa 48ème année, l’Algérie continue plus que jamais de financer, abriter, armer et soutenir diplomatiquement le Polisario. Pire, même en ce qui concerne le tracé, objet de la convention de 1972, l’Algérie ne s’embarrasse plus à le violer, comme l’avait éloquemment illustré l’affaire de la palmeraie d’El Arja en mars 2021. En même temps que celle-ci se voyait annexée sans que le Maroc n’y dise rien, de crainte sans doute d’apporter une eau malvenue au moulin de la propagande algérienne faisant du Royaume un pays expansionniste -un comble-, la convention de coopération pour la mise en valeur de Gara-Djebilet, qui prévoit une exploitation commune de cette mine située à la frontière maroco- algérienne, se voyait totalement jetée aux orties avec les accords exclusifs passés avec un consortium d’entreprises chinoises. “La convention de coopération pour la mise en valeur de la mine de Gara-Djebilet est bel et bien tombée en caducité pour des raisons à la fois juridiques et politiques,” prétextait, sous le sceau de l’anonymat, un ancien ambassadeur algérien dans des déclarations accordées à “Algérie patriotique”. Finalement, le moment n’est-il pas venu de, littéralement, rebattre les cartes?
En lieu et place d’une soi-disant conférence internationale sur le Sahara marocain dans son acception se limitant à la Sakia El Hamra et l’Oued Ed-Dahab, comme l’y avait appelé un collectif d’universitaires dans le quotidien français “Le Monde” le 16 février 2023, n’en faudrait- il pas plutôt une sur la partie dont la souveraineté est foncièrement la plus contestable dans ce Sahara - puisqu’elle implique deux États reconnus plutôt qu’un pseudo “peuple sahraoui” dont la majeure partie voit déjà les institutions marocaines permettre son autodétermination-? Après tout, la convention de 1972 n’a jamais été ratifiée par le Maroc; elle a, certes, fait l’objet d’une publication en juin 1992 dans le bulletin officiel, mais celle-ci n’a aucune valeur juridique du fait que le parlement n’a, à aucun moment, été saisi. Et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle à ce jour aucun instrument de ratification n’a été déposé auprès de l’Organisation des Nations unies (ONU).
Naturellement, l’objectif d’une telle remise à plat ne serait pas tant de chercher à recréer le grand Maroc auquel aspirait M. El Fassi -entreprise à tout le moins saugrenue, au moment présent- mais de repartir sur les bases d’un voisinage plus sain, comme c’est d’ailleurs le cas avec la Mauritanie voisine au sud. Car après près de soixante ans de tensions, il faut à un moment accepter de se rendre à l’évidence que le ver est dans le fruit. Avec l’invasion de l’Ukraine en cours depuis fin février 2022, d’aucuns voudront bien évidemment s’aventurer à faire des comparaisons de mauvais aloi et à voir dans toute demande revendicative du Maroc un avatar de la forfaiture russe, mais au vrai, il ne peut somme toute s’agir que d’une contestation légitime des relents d’un ordre juridique fondamentalement colonial. Avec un tel régime en place en Algérie, on peut toutefois croire que la justice historique est loin d’être pour demain...