La saga tortueuse du pétrole russe : Un marché de dupes


Le pétrole russe séduit de nombreux pays par son prix bas. Au Maroc, adossé au géant britannique Shell, Vivo Energy est le seul distributeur à s’en procurer. D’autres, tel que BGI Petrolium, se sont vus refuser les autorisations de paiement.

Au moment où les mosquées de Mohammédia s’apprêtent, en cette fin d’après-midi du vendredi 7 avril 2023, à faire l’appel à la prière d’al-asr, Rida Benbrahim se serait depuis un bon bout de temps déjà résigné. Les quelque 30.000 tonnes de gasoil qu’il devait réceptionner la veille de la part d’opérateurs russes dans le port de l’ancienne Fédala ne dormiront finalement pas dans les bacs de stockage de la Samir, dont sa compagnie, la BGI Petroleum, avait obtenu le 25 octobre 2022 la location exclusive de la part de la justice. En lieu et place, la cargaison sera probablement écoulée en Turquie: c’est vers celle-ci et plus précisément vers la cité balnéaire de Mersin que le Nukar, le navire-citerne battant pavillon panaméen qui la transporte, se dirige après qu’il s’est avéré que BGI Petroleum n’était pas en mesure de payer les propriétaires originaux.

Connaissant le prix auquel se vend/se brade à l’heure actuelle le carburant made in Russie, des pétroliers anatoliens n’auraient, selon ce que croient des sources consultées par nos soins, pas manqué de flairer le bon filon et fait sur le champ des pieds et des mains pour rafler la mise. Ce qui devrait d’autant plus laisser M. Benbrahim amer: cela aurait fait des mois qu’il aurait mis de sa propre personne pour faire profiter sa jeune pousse, lancée il y a exactement trois ans à partir de Témara pour un investissement initial d’un million de dirhams, de la manne née des sanctions prises par les pays occidentaux à l’encontre de Moscou suite à son invasion en cours depuis fin février 2022 de l’Ukraine.

Flairer le bon filon
Et c’est par son entregent décisif que BGI Petroleum aurait réussi à mettre le pied dans l’Oural; une implication au plus près qui ne serait plus vraiment dans ses habitudes, puisque depuis la fondation de sa holding BG Investment au milieu des années 1990, M. Benbrahim aurait appris, parce que la taille de l’empire qu’il a bâti le commande, à déléguer, comme ce serait justement le cas au niveau de BGI Petroleum avec son actuel homme de confiance, Oussama Laaroussi. C’est que le jeu en valait la chandelle et pouvait enfin permettre de mettre en pleine orbite sa chaîne de stations-service, Yoom, que l’on voit depuis quelque deux ans s’élargir à l’échelle du Royaume. Sauf qu’au final, c’est le nerf de la guerre, à savoir l’argent, qui lui aura fait défaut; pas qu’il n’en dispose pas: au contraire, il aurait été prêt à rétribuer ses fournisseurs rubis sur ongle, mais les banques nationales ont été d’un autre avis. Redoutant notamment les “retaliations” du département du Trésor américain, intraitable depuis quatorze mois en ce qui s’agit de commerce avec la Russie, ces dernières n’ont pas voulu donner leur aval à l’opération, la faisant, conséquemment, tourner en eau de boudin.

Avec les patrons de plusieurs d’entre elles, M. Benbrahim aurait eu des appels de longue durée, et il se dit même, dans les milieux concernés, que le wali de Bank Al-Maghrib (BAM) lui-même, en l’occurrence Abdellatif Jouahri, aurait décroché le téléphone après qu’il l’eut contacté -ce que nous n’avons pas été en mesure de confirmer. Sans que le schmilblick avance d’un iota. M. Benbrahim n’aurait-il donc pas vu venir?

Taille relativement modeste
L’homme d’affaires expérimenté qu’il est désormais aurait-il été trop confiant? D’aucuns lui prêtent notamment des amitiés en très haut lieu; chose qui expliquerait, soit dit en passant, le fait qu’en dépit de sa taille relativement modeste, ce soit à BGI Petroleum qu’était revenu la location des bacs de stockage de la Samir, et ce au détriment d’opérateurs autrement importants auxquels elle aurait en quelque sorte grillé la politesse. Mais quoi qu’il en soit, M. Benbrahim aurait compris, préalablement à la passation de sa commande, que la chose était faisable; il aurait, en l’espèce, perçu des signaux positifs en retour de la lettre adressée le 5 mars 2023 par le président du Groupement des pétroliers du Maroc (GPM), Adil Ziady, à M. Jouahri “pour une intervention du système bancaire marocain afin de faciliter le règlement des importations de produits pétroliers raffinés en provenance de Russie”. Le document, qui met également en copie la ministre de l’Économie, Nadia Fettah Alaoui, et le président du Groupement professionnel des banques du Maroc (GPBM), Othman Benjelloun, et auquel Maroc Hebdo a pu accéder, avait notamment invoqué le fait qu’en vertu de sa “neutralité” vis-à-vis de la guerre en Ukraine, le Maroc devrait bénéficier d’un “accès fluide” auxdits produits, et ce “à l’instar de nombreux pays africains”.

À moins d’une missive expresse de BAM, dont on peut, en l’état, bien douter qu’elle voie le jour, ce n’est certainement pas demain la veille que BGI Petroleum devrait toutefois retenter le coup du gasoil russe; tout comme, par ailleurs, les autres pétroliers, à l’exception de Vivo Energy: en fait, celle-ci serait, selon différentes sources, la seule concernée par l’importation de ce gasoil, qui, selon un aveu fait le 2 mars 2023 au sortir d’un conseil de gouvernement par le ministre chargé des Relations avec le Parlement, porte-parole du gouvernement, Mustapha Baitas, continuerait encore de s’accaparer quelque 9% du marché national en la matière.

En tout cas, nous avons cherché à poser la question directement à Vivo Energy afin d’obtenir toute précision utile, ou éventuellement un démenti, mais notre sollicitation est restée sans suite. Au gré d’un échange, des sources au sein du GPM nous ont toutefois indiqué que l’information était avérée. Mais pourquoi Vivo Energy sortirait-elle du lot et ne se retrouverait-elle pas face aux mêmes écueils que les autres pétroliers, notamment au moment d’acter la livraison du gasoil? Tout simplement, répondent nos sources, en passant par sa maison-mère, le Britanno- Néerlandais Shell, dont les banques ne sont bien évidemment pas marocaines. Justement, celui-ci se retrouve également accusé en Europe de détourner le train des sanctions anti-russes pour mettre la main sur du gasoil à moindre coût.

Sanctions anti-russes
De même que Vitol, dont le siège social se trouve à Rotterdam, aux Pays-Bas, Shell “hackerait le système” par le biais du procédé suivant: son approvisionnement, elle l’effectuerait en Turquie, où notamment la compagnie nationale pétrolière et gazière azerbaïdjanaise “Socar” raffinerait du brut russe, et de fait celui-ci serait présenté comme turc. Mais si l’on en croit nos sources, Vivo Energy ne prendrait même pas, au niveau du Maroc, ses précautions, comme le démontrerait le mouillage régulier depuis plusieurs mois à Mohammédia de navires-citernes ayant fait escale auparavant dans des ports russes comme celui d’Oust-Louga ou encore de Primorsk, d’où provenait d’ailleurs le gasoil commandé par BGI Petroleum. Il faut toutefois dire que du moment que les achats auraient été effectués à moins de 750 dollars la tonne, Vivo Energy serait dans son bon droit et n’aura pas enfreint les lois des pays occidentaux; quoi qu’il en soit, aucune de nos sources n’a porté d’accusation envers la compagnie.


Le fait est que du côté des pétroliers qui n’ont pas la chance de se retrouver sous les auspices d’une major comme Shell, on semble ressentir une sorte d’“injustice”, en ce que Vivo Energy a été en mesure de proposer des prix inférieurs sur lesquels la concurrence a été obligée de s’aligner.

Un sentiment d’autant plus prégnant du côté du premier opérateur du marché, à savoir Afriquia, après qu’il s’est retrouvé accusé d’avoir été la principale partie à l’origine de l’importation du gasoil russe, de sorte qu’il ait pu réaliser des profits mirifiques sur le dos des citoyens. Son DG, Said Elbaghdadi, avait, à cet égard promis, via des déclarations faites le 6 avril 2023 au journal électronique “Hespress”, des poursuites à l’encontre de ceux qui, à ses yeux, alimentent une campagne à charge. “Mais nul doute qu’Afriquia aurait également bien voulu du gasoil russe,” sourit, ironiquement, un de nos interlocuteurs.

Contrôle plus effectif du prix
“Et puis, et là je fais référence à tous les pétroliers qui se plaignent, parler d’injustice alors que cela fait huit ans que vous profitez de la libéralisation sauvage faite par le gouvernement PJD (Parti de la justice et du développement) du secteur des hydrocarbures (en décembre 2015, ndlr), je trouve cela culotté. La vraie injustice, c’est celle que subit le commun des citoyens.” Sur ce point, ils ont justement été nombreux à saisir l’occasion des discussions relatives au gasoil russe pour demander un contrôle plus effectif du prix auquel se vend le carburant dans les stations-services, surtout dans le contexte actuel d’inflation à deux chiffres dont on sait qu’une partie non-négligeable est due directement à la hausse du coût du transport.

Car alors qu’en Occident c’est le fait même de recourir au gasoil en question qui pose problème, dans un pays comme le Maroc le coeur de la discorde a trait au fait que des opérateurs puissent, au moins techniquement, en acquérir au rabais et le revendre à feu d’argent. Comment savoir si c’est le cas? D’un côté, la base exacte sur laquelle s’appuie le gouvernement n’a jamais été vraiment dévoilée.

On peut, certes, essayer de la deviner en calculant à partir du prix international et en y ajoutant les frais de transports, les taxes et les autres frais comme par exemple l’assurance, mais cela ne constitue, in fine, pas plus que de simples conjectures. Et dans ce sens, il est sans doute regrettable que lors de son dernier passage, le 6 février 2023, à la chambre des représentants, la ministre de la Transition énergétique, Leila Benali, ait ouvertement refusé de piper mot en prétextant que cela ne relevait pas de ses prérogatives (!); réponse qui reste tout de même plus développée que celle, inexistante, à laquelle nous avons eu droit après nous être tourné vers son département.

Nouveaux opérateurs
De l’autre côté, on attend toujours que les textes réglementaires du conseil de la concurrence puissent aboutir, car pour très attendue qu’elle fut, l’adoption de la loi afférente en juillet 2022 par la chambre des représentants demeure tout compte fait insuffisante, si ce n’est totalement inutile; autrement, il est difficile de pouvoir protéger le citoyen de la prédation, et cela pas seulement en matière de carburant. “Mais je dirais aussi que le secteur des hydrocarbures en particulier devrait aussi voir ses lois revues, car celles-ci datent; cela fait déjà cinquante ans qu’elles ont été adoptées,” nous déclare également le député USFP (Union socialiste des forces populaires), Abdelhak Taher.

Ce dernier, qui avait d’ailleurs adressé une question écrite à Mme Fettah au sujet de l’importation de gasoil russe au Maroc, nous a révélé, au cours d’un échange que nous avons eu avec lui, que son parti travaillait en ce moment même sur une proposition de loi qui serait mise sur la table à l’issue du mois de Ramadan pour initier une véritable réforme et ne plus laisser les choses en jachère, comme elles le seraient maintenant, selon lui. Parmi les points qu’il a évoqués, celui notamment des nombreuses barrières à l’entrée qui rendraient fastidieux l’émergence de nouveaux opérateurs et perpétuerait une sorte d’oligopole au détriment des consommateurs. Mais il faudrait, avant tout, insiste-t-il, que les marges des pétroliers soient plafonnées tout en étant calculées de façon on ne peut plus transparente. “Moi ce qui me gêne dans cette histoire de gasoil russe, c’est qu’on va par exemple l’acheter 20 dollars de moins la tonne mais qu’on va le vendre comme s’il l’avait été à celui des marchés internationaux,” fustige M. Taher. “Et le fait est que ceux qui le font sont en règle.

Le ver est, en fait, dans le fruit, et c’est pour cela que je dis qu’il faut changer les lois et les rendre plus adaptées à notre réalité d’aujourd’hui.” Un son de cloche que l’on retrouve également du côté du président du groupe parlementaire du Mouvement populaire (MP) à la chambre des représentants, Driss Sentissi, qui, pour sa part, a proposé avec son homologue du Parti du progrès et du socialisme (PPS), Rachid Hamouni, et celui du PJD, Abdellah Bouanou, de mettre en place une commission parlementaire pour enquêter sur l’importation de gasoil russe.

Espérant encore recueillir l’appui de l’USFP et d’autres députés de la majorité pour pouvoir passer à l’action, le concerné nous a également confié avoir personnellement poussé Aziz Akhannouch à installer auprès de la primature une sorte de comité de veille pour suivre les prix du carburant et en profiter, en même temps, pour se laver de tout soupçon; car étant propriétaire, par le biais d’Akwa Group, d’Afriquia, le chef du gouvernement continue régulièrement de se voir montrer du doigt pour protéger depuis l’Exécutif ses propres intérêts pétroliers.

“Et j’espère aussi que la majorité soutiendra notre proposition de commission d’enquête; du fait du nombre automatiquement plus important de députés qui est le sien elle aura davantage voix au chapitre et ce serait, de mon point de vue, un signal positif envers les citoyens,” expose M. Sentissi (lire ailleurs). Pour un citoyen en particulier, c’est un signal de ses banquiers qu’il aurait sans doute préféré recevoir: il s’appelle M. Benbrahim et, faute donc d’avoir pu compter sur la coopération du secteur bancaire marocain, le gasoil qu’il croyait qu’il allait être le sien a déjà vogué depuis plusieurs jours vers l’Est de la Méditerranée…

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