Dans cette interview, le ministre de l’Industrie et du Commerce, Ryad Mezzour, expose les grandes lignes de la nouvelle stratégie industrielle attendue pour la fin de l’année en cours. Il s’explique également sur de nombreuses questions à caractère stratégique comme les accords de libre-échange, le coût de l’énergie et l’état de l’industrie nationale post-Covid.
Cela fait plusieurs semaines que l’on parle de la nouvelle stratégie industrielle. Pouvez-vous nous en dire plus?
La nouvelle stratégie industrielle vient concrétiser en premier lieu les recommandations et les priorités définies par la lettre royale adressée aux participants de la journée nationale de l’industrie tenue en mars 2023. C’est une approche globale avec plusieurs axes clés visant à inscrire notre pays dans une nouvelle ère industrielle portée par la notion de souveraineté. Cette nouvelle stratégie vise à renforcer la compétitivité de la production locale et à consolider l’ancrage du Maroc dans les secteurs prometteurs. Elle met également l’accent sur la création d’emplois durables et de qualité pour nos jeunes. Cela implique d’ailleurs la montée en gamme du capital humain à travers un développement accru des compétences managériales, une ouverture sur les nouvelles technologies et des partenariats public-privé renforcés. La stratégie fera aussi de la décarbonation un des axes majeurs du développement du tissu industriel.
Ainsi, une transition accélérée vers une production sobre en carbone sera enclenchée à travers l’accès aux énergies à des prix compétitifs et l’amélioration de l’efficacité énergétique. Enfin, la stratégie industrielle du Royaume viendra contribuer à la préservation des ressources hydriques du pays à travers la rationalisation de l’utilisation de l’eau, la réutilisation des eaux usées et le recours aux technologies et aux solutions nouvelles. A ce titre, un appel d’offres a été lancé pour l’étude d’élaboration de cette nouvelle stratégie industrielle. Et nous espérons pouvoir la proposer d’ici la fin d’année pour entamer une nouvelle étape de l’industrialisation du Maroc.
Au jour d’aujourd’hui, c’est toujours le plan de relance industrielle qui reste en cours de mise en oeuvre. Quel bilan provisoire vous en faites?
Les stratégies industrielles successives adoptées par le Maroc ont joué un rôle essentiel dans le développement économique du pays. Le plan Émergence 2005-2009, le pacte national pour l’émergence industrielle 2009-2014, le plan d’accélération industrielle 2014-2020 et le plan de relance industrielle 2021-2023 ont érigé l’industrie nationale sur une base solide alliant savoir-faire et technologies et ont engagé le Maroc dans une dynamique de croissance très importante. De plus, cette évolution de ces stratégies complémentaires a établi une base solide pour renforcer la compétitivité de l’industrie nationale et favoriser son développement à long terme, en témoignent les performances remarquables réalisées jusqu’à présent. En effet, l’industrie au Maroc c’est un million d’emplois, 14 industries et plus de 370 milliards de dirhams (MMDH) d’exportations en 2022.
Par rapport à la nouvelle stratégie, vous vous êtes longuement attardé sur la décarbonation. Où en est le Maroc à ce niveau?
La décarbonation du tissu productif est placée en priorité absolue de notre stratégie et cela bien avant l’instauration de la taxe carbone ou la signature du Pacte vert avec l’UE. Grâce à la vision éclairée de Sa Majesté le roi Mohammed VI, des investissements importants ont été effectués dans le domaine des énergies renouvelables, en particulier avec la mise en place de parcs éoliens et solaires à grande échelle pour faire du Maroc un acteur majeur du secteur. Au niveau du ministère de l’Industrie et du Commerce, nous avons lancé des actions d’accompagnement pour que nos entreprises renforcent leur compétitivité et soient prêtes face aux nouvelles exigences des frontières européennes avec notamment le programme d’accompagnement “Tatwir-Croissance verte”.
L’actualité industrielle a récemment été occupée par les deux modèles de voitures 100% marocains présentés le 16 mai 2023 à S. M. le Roi au palais de Rabat. Quand ces deux modèles vont pouvoir être industrialisés?
L’industrie automobile marocaine entame une nouvelle ère avec un modèle de la voiture du premier constructeur marocain et le prototype d’un véhicule à hydrogène développé par un Marocain. Ces deux projets qui constituent une fierté pour l’écosystème industriel national sont le résultat de 20 ans de travail et de politiques sectorielles convergentes impulsées par la vision et le leadership de Sa Majesté le roi Mohammed VI, que Dieu l’assiste. Aujourd’hui le secteur automobile c’est 220.000 marocains employés, plus de 260 équipementiers installés et un taux d’intégration de 65%. Mais c’est surtout un écosystème qui permet de voir émerger des compétences marocaines et de les voir nourrir l’ambition de créer et développer des marques marocaines de voiture- comme Neo et NamX. En ce qui concerne Neo Motors, ils sont actuellement en phase de production en pré-série de leur premier modèle et le démarrage de la production en série est planifié pour décembre de cette année. Quant à la production du Hydrogen Utility Vehicle de la société NamX, elle est prévue pour fin 2026.
Comment l’Etat marocain compte soutenir la réalisation de ces projets?
Nous sommes entièrement mobilisés pour réussir le défi de l’industrialisation, du développement et de la croissance à long terme de tout projet novateur et créateur de valeur pour notre pays. Que ce soit à travers la Banque de Projet industriel, la Task Force Souveraineté ou tout autre programme adapté aux besoins des investisseurs, nous nous efforçons d’orienter et accompagner les investisseurs dans leurs démarches dès le démarrage et cela a d’ailleurs été le cas pour ces deux projets de voitures. Cela dit, il y a effectivement plusieurs mesures à mettre en place. Il s’agit ici d’investir davantage dans le développement des infrastructures nécessaires pour faciliter la production et la distribution des deux voitures. De plus, il est aussi question de développer les compétences requises en collaborant avec les différents acteurs du dispositif de la formation au Maroc, de promouvoir ces projets sur la scène internationale et de favoriser les partenariats avec des acteurs clés de l’industrie automobile.
Le tissu industriel national a été impacté par la crise pandémique du Covid 19. Pouvez-vous nous dresser un bilan de cette crise sans précédent?
La crise de la covid-19 a impacté notre économie nationale à l’image de toutes les autres économies mondiales. Néanmoins, le Royaume a fait preuve d’une forte résilience économique. Le secteur industriel a ainsi récupéré dès la fin de l’année 2021 la totalité des emplois perdus lors de la pandémie au Maroc, voire même créé plus d’emplois avec un taux à fin avril 2023 de 108,6 % par rapport à janvier 2020. Le Maroc a su transformer les défis de la pandémie en opportunités de croissance. La banque de projets mise en place par le ministère pour booster la fabrication locale a permis de concrétiser des projets d’une grande qualité qui créent de l’emploi et renforcent le tissu industriel national sur le marché local et à l’international. Aujourd’hui, ce sont 1.640 projets d’investissement, dont 88% à capital marocain, qui ont été identifiés dans les 12 régions du Royaume. Cela représente 349.305 emplois prévisionnels, un chiffre d’affaires potentiel en local de 77,2 MMDH et de 72,5 MMDH à l’export. C’est au-delà des objectifs escomptés !
Quelles sont les mesures proposées aux industriels étrangers notamment européens qui souhaitent quitter la Chine où sont localisées certaines de leurs activités? On en parle justement beaucoup depuis le début de la pandémie.
Tout industriel souhaitant développer son activité est le bienvenu qu’il soit marocain ou étranger. Le Maroc, je l’ai déjà exprimé, jouit d’une situation géographique exceptionnelle, porte d’entrée de l’Afrique aussi bien pour l’Asie que pour l’Europe ou l’Amérique. Sa stabilité politique et ses infrastructures de classe mondiale sont autant d’arguments supplémentaires pour encourager l’investissement. Nous sommes d’ailleurs classé 3ème à l’échelle mondiale en termes de trajectoire d’IDE, ce qui confirme la compétitivité de notre pays. Par ailleurs, de nombreux dispositifs sont mis en place pour faciliter l’investissement comme la banque de projets industriels qui permet un accompagnement multidimensionnel aux porteurs de projets avec un appui financier à l’investissement, de la commande publique et privée, du foncier industriel, ainsi qu’une formation adaptée et de la mise en conformité. Un dispositif renforcé avec la charte de l’investissement, impulsée par Sa Majesté le roi Mohammed VI, que Dieu l’assiste, qui vise à soutenir les projets, réduire les disparités territoriales et développer l’investissement dans les secteurs prioritaires.
Le Maroc met beaucoup l’accent, pour attirer les investisseurs, sur le large éventail d’ALE conclus au cours des deux dernières décennies, ce qui a certainement permis d’en attirer beaucoup. Mais sont-ils toujours profitables à l’économie nationale?
Bien sûr que oui! Les ALE conclus avec nos différents partenaires ont insufflé du dynamisme à notre économie. Ils ont contribué à accélérer le rythme des exportations, permettant au Maroc de passer de 0,12% dans le marché mondial des exportations de marchandises en 2006, à 0,17% en 2021, soit une amélioration estimée à 41%. Si on parle des exportations sectorielles, les secteurs automobile et aéronautique ont connu une croissance plus rapide que la moyenne pour atteindre en 2022 un niveau historique, de l’ordre de 111 MMDH et 21 MMDH respectivement contre 40 MMDH et 7 MMDH en 2014. Par ailleurs, les exportations marocaines en phosphates et dérivés, désormais premier poste d’exportations grâce au renchérissement des prix sur le marché international, ont atteint 115 MMDH en 2022.
Les produits agricoles et de l’agroalimentaire totalisent, quant à eux, un total de 81 MMDH. Cette dynamique a concerné également les investissements étrangers, qui ont été multipliés par cinq au cours des trois dernières décennies, les investissements industriels représentent en moyenne 23% du total des investissements étrangers attirés par le Maroc au cours des quinze dernières années, soit un total de 115 MMDH. Ce qui confirme l’importance des ALE pour attirer des investissements de différents pays du monde. Il est vrai que les ALE peuvent engendrer un déficit commercial important ou fragiliser certaines filières... Mais il existe des instruments de défense commerciale que nous utilisons pour protéger l’industrie nationale, comme par exemple les mesures antidumping ou l’instauration des listes négatives avec les pays partenaires d’ALE.
Il avait été question de renégocier l’ALE conclu avec la Turquie, suite à l’éclatement de l’affaire BIM qui avait été accusée de dumping turc sur certains produits. Qu’en est-il au juste?
L’ALE nous liant avec la Turquie doit prendre en considération les réalités économiques et les capacités de notre tissu économique pour éviter qu’il soit en notre défaveur. En effet, un avenant a été signé entre les deux parties à Rabat, le 24 août 2020, amendant l’ALE entré en vigueur en 2006 et intégrant une liste négative de plus de 1.200 produits qui seront ainsi exclus de l’ALE et soumis à un droit de douane de 36%. S’agissant de BIM Maroc, une convention de partenariat entre le ministère de l’Industrie et du Commerce et BIM a été signée, le 5 octobre 2022 pour le développement de l’approvisionnement de BIM Maroc en produits fabriqués localement, sachant qu’actuellement 51% des produits de marque distributeur sont “made in Morocco”.. A l’horizon 2025, BIM Maroc s’engage à augmenter la part de ses produits de marque distributeurs “made in Morocco” pour atteindre 80% pour les produits agroalimentaires et 90% des produits de textile. Cela s’aligne évidemment avec la stratégie industrielle du Royaume visant à offrir de nouveaux débouchés à la production locale et à faire du label “made in Morocco” un marqueur de qualité. Il est vraiment important d’évaluer un ALE, comme celui avec la Turquie, dans toutes ses composantes et ne pas le réduire à un bilan comptable des échanges commerciaux: export-import.
Vous avez fait allusion au textile, et, justement, où en est ce secteur qui, comme chacun le sait, a traversé une grave crise économique qui a duré de nombreuses années en raison entre autres des ALE?
Le secteur textile se porte bien et les chiffres sont là pour le démontrer. Pour rappel, le secteur emploie plus de 243.000 personnes et a réalisé un chiffre d’affaires de 64,7 MMDH soit près de 10% du chiffre d’affaires industriel et ce sont 44 MMDH à l’export. Le secteur attire de plus en plus d’investisseurs étrangers grâce aux nombreux atouts que présente notre pays : stabilité politique et économique, proximité de l’Europe, infrastructures de classe mondiale, recours aux énergies renouvelables, productivité, réactivité, savoir-faire, formation… Mais il faut aussi noter le développement d’une industrie locale avec une recrudescence d’investisseurs marocains et de marques marocaines de qualité égale aux marques étrangères qui viennent renforcer davantage cet écosystème.
L’enjeu aujourd’hui réside dans notre capacité à renforcer cette croissance en misant sur la transition vers une industrie textile circulaire. Et nous sommes en passe de réussir ce défi à travers plusieurs projets déjà entamés en ce sens. Et je ne peux qu’être optimiste quant à l’avenir de l’industrie textile dont les perspectives d’évolution sont prometteuses. Il s’agit, en effet, de diversifier les marchés et les donneurs d’ordres internationaux et de développer un amont fort pour une meilleure intégration du secteur, une plus grande compétitivité et la conquête de nouveaux marchés à l’export, notamment l’UE et les États-Unis.
Le coût de l’énergie devient exorbitant pour les industriels et beaucoup assurent qu’il s’est aggravé après la fermeture par l’Algérie du gazoduc Maghreb-Europe. Qu’en est-il vraiment?
Il est vrai qu’on vit aujourd’hui une conjoncture économique internationale marquée par l’incertitude, à la suite des multiples crises qui ont frappé le monde, et un risque permanent de flambée des prix de l’énergie. Néanmoins, je tiens à rappeler que le Maroc est un des seuls pays à ne pas avoir été impacté par cette hausse des prix. En effet, le gouvernement a décidé de ne pas répercuter la hausse mondiale sur le coût de l’électricité qui est resté le même aussi bien pour les ménages que pour les entreprises qui ont pu maintenir leur compétitivité.
Aussi, afin d’assurer l’accès des industriels à une énergie renouvelable à prix compétitif, une convention a été signée sous la présidence du chef du gouvernement en décembre 2022. Nous déployons tous les efforts nécessaires pour accélérer la transition vers les énergies renouvelables pour réduire la facture énergétique élevée et éviter au Maroc la trop grande dépendance vis-à-vis des fluctuations des marchés mondiaux de l’énergie.