Un Roi qui Règne et Gouverne

S.M. Mohammed VI, 20 ans après

Moderniste mais soucieux du socle traditionnel et ne souhaitant pas brusquer les choses, Mohammed VI a bâti, au cours de ses vingt ans de règne, un système politique à son image.

L’historien Abdallah Laroui aime à rappeler que dans son histoire, le Maroc a généralement connu deux types de souverains: les traditionalistes d’un côté, au titre desquels on pourrait par exemple citer le sultan Moulay Slimane (1792-1822), et de l’autre les modernistes, à l’instar de Sidi Mohammed ben Abdallah, dit encore Mohammed III (1757-1790), et qui n’est autre que le père du précédent. Pas besoin d’épiloguer longtemps pour déterminer à quel camp appartient le roi Mohammed VI: ses actions, puisque c’est à cette aune qu’il faut en définitive juger son oeuvre, plaident largement pour sa filiation avec son illustre homonyme.

Concilier tradition et technique
Dès son intronisation, le 30 juillet 1999, le Souverain tranchera, ainsi, avec ses homologues des pays arabes et plus largement musulmans, en se faisant le parangon de l’actualisation de la société. De là viendra sans doute, soit dit en passant, le malentendu à son propos: d’aucuns le considèrent, ici et là, comme un révolutionnaire.

En fait, Mohammed VI est un plutôt un adepte du principe japonais du Yamato-damashii (traduisible par «esprit japonais», dans la langue nippone), qui fait la conciliation de la technique la plus avancée, en l’espèce occidentale, avec le socle de la tradition. Il cite, ainsi, nommément le pays du soleil levant quand le quotidien français Le Figaro, qui l’interviewe en septembre 2001, le questionne sur sa gestion de la dialectique démocratie/développement, dans un pays largement analphabète comme le Maroc.

De fait, Mohammed VI préfère avancer par à-coups, plutôt que de façon tapageuse. «Je crois qu'une réforme doit être entreprise au moment opportun,» confie-t-il au quotidien espagnol El Pais dans une autre interview, celle-là à l’occasion de la visite de trois jours qu’ont effectuée le roi Juan Carlos Ier et la reine Sofia d’Espagne dans le Royaume en janvier 2005. A cet égard, on pourrait citer l’exemple du Code de la famille, communément désigné sous l’appellation de Moudawana et qui permit, à sa promulgation en octobre 2004, de réaliser des avancées majeures en matière de droits des femmes, notamment sur le plan de l’égalité avec leurs époux.

Ce qui a été loin d’être une mince affaire, comme on pourrait le penser aujourd’hui: rappelons qu’en mars 2000, ils sont des dizaines de milliers d’islamistes dont, paradoxalement, de nombreuses femmes à marcher à Casablanca contre le plan d’intégration de la femme de Mohamed Saïd Saâdi, alors secrétaire d’État chargé de la Protection sociale, de la Famille et de l’Enfance. L’art du «moment opportun», en somme.

Une nouvelle Constitution
Dans le même sillage, Mohammed VI recevra, en mars 2015 au palais royal de Casablanca, le ministre de la Justice et des Libertés, Mustapha Ramid, et celui des Habous et des Affaires islamiques, Ahmed Toufiq, pour leur demander de lui faire des propositions en ce qui s’agit de l’avortement, après que le débat ait à ce moment enflé à ce propos dans la société. «Nous avons, des décennies durant, depuis notre fondation en 1959, été en confrontation avec le pouvoir, au point où nous y avons laissé des plumes. Il se trouve qu’actuellement, ce même pouvoir porte le projet de société moderniste pour lequel nous nous étions battus», nous expliquait en mai 2017 le premier secrétaire de l’Union socialiste des forces populaires (USFP), Driss Lachgar, après que nous lui avons posé la question au sujet de la présence de son parti dans le gouvernement islamiste de Saâd Eddine El Othmani.

De façon encore plus marquante, Mohammed VI fera également parler son sens du timing lorsqu’il s’agira d’adopter une nouvelle Constitution pour le Maroc. Début 2011, la région arabe traverse des tourments sans précédent dans son histoire récente, dans ce que les médias commencent petit à petit à qualifier de «Printemps ». Le Maroc n’y échappe pas. Le 20 février, ils sont des milliers de Marocains, surtout des jeunes, à marcher dans les rues du Royaume pour appeler à l’abolition de la loi fondamentale du 13 septembre 1996 et son remplacement par une nouvelle. Au début, Mohammed VI temporise: le 21 février, il nomme, à Casablanca, les membres du tout nouveau Conseil économique et social et fait à cette occasion une allocution dans laquelle aucune allusion n’est faite aux événements de la veille.

Puis deux semaines plus tard, très exactement le 9 mars, c’est la surprise: dans un discours dont le moins que l’on puisse dire est qu’il a été historique, il annonce le changement tant attendu et va même, sur plusieurs points, plus en avant que les revendications des manifestants. La nouvelle Constitution est, à plus de 99%, votée le 1er juillet. Elle consacre, pour de bon, le statut d’exception du Maroc par rapport à son voisinage.

Justice transitionnelle
Ce que l’histoire ne raconte pas souvent, c’est que ce texte a été moins une réaction à une circonstance, il est vrai particulière, que la concrétisation d’une ambition portée depuis belle lurette par Mohammed VI et son entourage. En fait, le Roi doit lui-même faire face, au début de son règne, à ce que Abderrahmane Youssoufi, alors Premier ministre, appelle à l’époque «les poches de résistance»: il s’agit, plus précisément, des fidèles de Driss Basri ministre de l’Intérieur de l’époque. Ce dernier, pour empêcher le processus de démocratisation allant à rebours de ses privilèges, le plus souvent juteux, fera même jouer, de façon éhontée, la carte du Sahara marocain en laissant faire, voire en provoquant, des manifestations dans la ville de Laâyoune en septembre 1999.

M. Basri sera, moins de deux mois plus tard, limogé, en partie en raison de cet épisode. Pareillement, les attaques terroristes du 16 mai 2003 à Casablanca, qui font 33 victimes innocentes et des dizaines de blessés, donnent l’occasion à certains sécuritaires de tenter de miner les acquis réalisés au niveau des droits humains au début du règne.

A cet égard, Mohammed VI ne manquera pas de dénoncer, dans son interview à El Pais, les «abus» perpétrés à cette période. Pour tourner la page, il procèdera, en décembre 2005, à la désignation d’un homme de sa génération, en l’occurrence Abdellatif Hammouchi, 39 ans à l’époque, à la tête de la Direction générale de surveillance du territoire (DGST) et dont on a pu voir, depuis qu’il dirige également la Direction générale de la sûreté nationale (DGSN), le travail en faveur de l’ancrage des valeurs universelles au sein de ces deux appareils.

Autre chantier majeur mené par Mohammed VI, celui de la justice transitionnelle. Dans ce cadre est formée, le 12 avril 2004, l’Instance équité et réconciliation (IER), avec l’objectif de liquider la question des crimes commis au cours des années de plomb. Ils seront, par la suite, de nombreux pays à s’en inspirer, parmi ceux ayant connu une période aussi noire dans leur histoire, tant l’expérience fut marquée de réussite. Ce qu’on en retient surtout, c’est d’avoir jeté les ponts d’un avenir plus symbiotique entre les différentes composantes de la nation marocaine, en évitant le piège facile de l’anathème jeté à tout-va, comme ce fut le cas sous d’autres cieux.

Un avenir symbiotique
Avant même l’entrée en fonction de l’IER, Mohammed VI fera d’ailleurs montre de ce souci en permettant le retour, le 30 septembre 1999, d’Abraham Serfaty au Maroc après son exil de près d’une décennie en France, ou encore la libération, le 19 mai 2000, du «guide» du mouvement islamiste Al-Adl Wal Ihsane, Abdessalam Yassine, que le roi Hassan II avait, en son temps, assigné à résidence.

C’est la même démarche qui le pousse aussi, sans doute, à opérer, à partir d’octobre 2001, un rapprochement historique avec les populations amazighophones du Royaume qui se traduira, dans la présente Constitution, par l’adoption de l’amazigh comme langue officielle: nombreux sont les militants du mouvement amazigh qui, sous le précédent règne, furent également victimes d’exactions.

Dans la région du Rif particulièrement, où des milliers de civils furent tués lors du soulèvement d’octobre 1958, la visite royale d’octobre 1999 a permis d’aplanir les différends du passé. Ainsi, même lorsque le mouvement de protestation du Hirak ach-chaâbi bat son plein dans la province d’Al Hoceima à partir du 30 octobre 2016, il se bornera à mettre à l’index les seules autorités locales. Nombreux sont les Rifains qui, au cours de l’actuel règne, ont été placés au coeur des centres de décisions, tel Hakim Benchemass, président de la Chambre des conseillers depuis octobre 2015.

Comme on parlait à l’époque de démocratie hassanienne, il ne serait, ainsi, pas galvaudé de lui voir une suite mohammedienne: moderniste bien sûr, mais avant tout et simplement marocaine...

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