Quatre ans après avoir cédé le poste de secrétaire général à Saâd Eddine El Othmani, Abdelilah Benkirane reprend, depuis samedi 30 octobre 2021, les rênes du parti de la justice et du développement. Il se lance le défi de ressusciter cette formation politique qui a essuyé un revers cuisant lors du scrutin du 8 septembre 2021. Un pari risqué ?
On savait, depuis son interview de juin 2020 au média électronique qatari Arabi21, que Abdelilah Benkirane refusait d’“être considéré comme mort avant de [véritablement] mourir”. Ses sorties sur les réseaux sociaux, antérieures comme postérieures à cette déclaration, suffisaient déjà, en elles-mêmes, à exemplifier cette volonté de continuer à “exister”: positionnement, au cours de l’année 2019, contre la francisation de l’enseignement des matières scientifiques; ou encore, très éloquemment, le gel, le 11 mars 2021, de son adhésion au Parti de la justice et du développement (PJD), sur fond d’opposition à l’adoption par le gouvernement Saâd Eddine El Othmani, émanant justement de la formation islamiste, du projet de loi portant usage légal du cannabis -adhésion finalement réactivée dans les sept jours suivants suite à une médiation de Abderrahim Chikhi et de Azeddine Taoufik, deux figures du Mouvement unicité et réforme (MUR), le bras prosélyte du PJD.
Véritable razzia
C’est peu dire que M. Benkirane doit désormais se sentir ressuscité: après une intense bataille dans les coulisses sur laquelle il y aura lieu de revenir, celui que certains de ses zélateurs vont jusqu’à qualifier de “zaïm oumami” (leader internationaliste, en VF) vient de retrouver le costume de secrétaire général du PJD qu’il avait dû céder, non sans dépit, à M. El Othmani en décembre 2017. Le congrès extraordinaire que le PJD vient d’organiser ce samedi 30 octobre 2021 dans la ville de Rabat, un peu plus de huit semaines après la débâcle électorale du 8 septembre 2021 -111 sièges perdus notamment à la Chambre des représentants sur les 124 de la législature précédente-, l’a, en effet, vu effectuer une véritable razzia, illustrée entre autres par sa nomination de plusieurs de ses proches au niveau du secrétariat général et du conseil national, qui tiennent lieu respectivement de “gouvernement” et de “parlement” du parti.
Et, par la même occasion, par la mise à l’écart de personnalités avec qui il n’est, pour le moins, pas en bons termes: on pense principalement au quatuor d’anciens ministres Mustapha Ramid-Lahcen Daoudi-Aziz Rabbah-Mohamed Amakraz, avec qui il avait publiquement rompu en raison du projet de loi sur le cannabis -M. El Othmani avait, soit dit en passant, également été visé par M. Benkirane.
Avec M. Daoudi en particulier, M. Benkirane avait ouvertement eu maille à partir au cours des jours ayant précédé le congrès extraordinaire, car le concerné voulait, au même titre que certains membres du secrétariat général, auquel il appartenait, revenir sur la décision, actée le lendemain du scrutin du 8 septembre 2021, de démissionner, et, en l’espèce, reporter le congrès national ordinaire d’une année. “Si [M.] Daoudi veut faire une bonne action envers lui-même, qu’il se taise,” avait même sommé M. Benkirane dans une vidéo diffusée sur sa page sur le réseau social Facebook le 27 octobre 2021. Vidéo au cours de laquelle il avait également reconnu qu’il y avait “un groupe dans le parti [qu’il] ne support[ait] pas et [qu’il] ne support[ait] pas d’écouter”.
Un objet de défiance
C’est que contrairement à ce qu’a voulu laisser entendre M. Benkirane dans son discours de victoire, donné, ironiquement, sous les applaudissements des “faucons” du PJD, c’est-à-dire ses caciques, le parti n’est pas uni, tant s’en faut; de même que le retour de M. Benkirane n’aurait pas forcément les faveurs de tout le monde: des sources jointes par Maroc Hebdo assurent que c’est d’abord pour empêcher M. Benkirane de reprendre les commandes, et non pour, nécessairement, prolonger la vie du secrétariat général de M. El Othmani -“il se savait condamné,” nous indique-t-on- que l’idée d’un ajournement du congrès ordinaire a été mise sur le tapis. “Pas sûr qu’en 2022 [M.] Benkirane soit parvenu à revenir,” commente notre source.
Ce que M. Benkirane lui-même aurait su; d’où le fait que le 24 octobre 2021, toujours sur Facebook, il ait fait publier un message manuscrit menaçant de se retirer de la course si le congrès ordinaire n’était plus organisé dans les plus brefs délais. Et ceci n’est pas sans amener à se poser la question de savoir pourquoi la personne de M. Benkirane ferait l’objet de défiance. N’est-il pas, après tout, le meilleur “actif” du PJD? Sans lui, le PJD aurait-il vraiment pu obtenir les 102 et 124 sièges des deux précédentes législatives? “Justement, il est devenu trop gros pour le parti,” poursuit une autre source.
La démonstration est la suivante: avec M. Benkirane, le PJD en serait réduit au rang de parti-homme, et non plus le “parti de principes” que le propre intéressé ou encore, dans l’interview ci-jointe, le vice-président du conseil national de la formation, Abdelali Hamiddine, revendiquent. Ce qui ferait qu’effectivement, il faudrait, au final, considérer la reprise en main de M. Benkirane comme une manifestation d’échec. Car d’une part, elle prouverait que ce ne sont pas tant ses “principes” qui ont valu pendant dix ans au PJD la position de première force politique du Royaume, mais plutôt son leadership.
Gérer les affaires courantes Et que sans ce leadership, il ne constituerait, à vrai dire, qu’une coquille vide: on se retrouve donc à rebours de cette affirmation de novembre 2015 de M. El Othmani au quotidien Al-Massae, auquel il avait déclaré que “le PJD ne sera jamais un jour personnifié”, en faisant explicitement référence à la “personne” de M. Benkirane.
D’autre part, cela coupe de toute façon la route à la jeune génération qui, contrairement à MM. Benkirane et El Othmani, n’est pas issue de la Chabiba islamiya de Abdelkrim Moutiî, dans ce qui, mutatis mutandis, laisserait presque penser aux méthodes du Front de libération nationale (FLN) algérien: priorité, au détriment de la compétence, aux anciens combattants; quant aux plus jeunes pousses, qu’elles “tiennent leur place” -expression qui vient d’ailleurs de M. Benkirane, qui l’avait utilisée dans un meeting tenu en juillet 2016 dans la ville d’Agadir à l’encontre de M. Rabbah, vu comme trop ambitieux et voulant rapidement griller la politesse à ses aînés. En tout état de cause, on est loin de la propre façon de faire du fondateur du PJD, Abdelkrim El Khatib, qui, après le tumulte des premières années, avait rapidement cédé la place à d’autres que lui et en l’occurrence à M. El Othmani -en avril 2004, alors que le PJD a été créé en juin 1998.
Une décennie perdue
Enfin, avec M. Benkirane, l’histoire peutelle vraiment se répéter? Car comme celui- ci l’a reconnu, une fois réélu, devant les siens: le PJD de 2021 n’a plus rien à voir avec celui de 2011. Entre-temps, il a passé un peu plus de dix ans à la tête du gouvernement; période durant laquelle il s’est, de l’aveu de M. Benkirane, “sali”. D’abord aux yeux du public, car même si le PJD ne voudra jamais l’avouer, ses gouvernements se sont, au mieux, contentés de gérer les affaires courantes, au pire ont fait perdre au Maroc un peu plus d’une décennie de développement.
Preuve en est le propre bilan présenté par M. El Othmani à la veille du 8 septembre 2021, où il était davantage question de mesures éparses prises ici et là que d’une politique gouvernementale en bonne et due forme. Mais c’est aussi, et surtout, auprès des siens que le PJD s’est discrédité: sans doute que sa chute électorale aurait pu être moindre s’il avait pu compter sur son vivier habituel.
Or, on a vu le parti lâché notamment par le MUR, qui pouvait, bon an mal an, lui “garantir” un certain nombre de voix à chaque élection, ainsi que par beaucoup de ses figures, à l’instar du désormais ex-député Abouzaïd El Moukrie El Idrissi, et ce en raison de la question du cannabis et celle du rétablissement des relations avec Israël, dont la déclaration afférente a été signée par M. El Othmani en personne.
Et c’est dans ce sens que, éventuellement, le savoir-faire politique de M. Benkirane pourrait s’avérer salutaire, lui qui avait par exemple su faire avaler aux siens, en juillet 2015, la “pilule” du protocole facultatif à la convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes (OP-CEDAW), dont certaines dispositions, notamment en matière d’héritage, sont pourtant contraires au référentiel islamiste. Pareillement, ce savoir-faire pourrait permettre au PJD de regagner en importance au cours des prochains scrutins, si tant est que M. Benkirane arrive à le recrédibiliser.
Aggiornamento nécessaire
Mais encore? Qu’attendre aujourd’hui, in fine, du PJD et pas seulement de M. Benkirane? Dans sa lettre de félicitations à ce dernier, le roi Mohammed VI a, de façon intéressante, mis en exergue la “contribution constructive” du parti, “aux côtés des partis nationaux sérieux, à la nouvelle étape inaugurée par le Royaume”, c’est-àdire celle de la mise en oeuvre du nouveau modèle de développement (NMD), “avec ce qu’elle comporte comme challenges de développement et défis extérieurs décisifs”. Et il est indéniable que le PJD a encore un rôle à jouer dans le Maroc de maintenant et de demain. Mais un aggiornamento est nécessaire.
D’abord, la vieille garde représentée notamment par M. Benkirane doit comprendre qu’on ne se trouve plus dans le Maroc des années 1970 et 1980, où un projet de désislamisation de la population était clairement porté par une certaine gauche: comme ont pu le dire par le passé le secrétaire général du Mouvement populaire (MP), Mohand Laenser, et le président du Rassemblement national des indépendants (RNI), Aziz Akhannouch, tous les partis marocains sont aujourd’hui “islamistes”.
Et quoi qu’il en soit, le Royaume peut s’enorgueillir de compter à sa tête une institution unique dans le monde arabo-musulman qui est celle de la Commanderie des croyants, qui veille au grain à la sécurité spirituelle des Marocains: ces derniers constituaient d’ailleurs en 2015, selon un sondage du consortium WIN/GIA, la population la plus croyante au monde, et ce à hauteur de 94%. Le PJD n’a donc, à ce propos, rien à apporter en dehors de ce que l’État marocain assure déjà depuis l’embryon qu’il formait à l’époque idrisside à la fin du VIIIe siècle et le PJD doit enfin comprendre qu’il n’est pas engagé dans le même terrain que par exemple son homonyme de l’AKP dans le contexte laïc de la Turquie.
Propos quasiment takfiriste
Second point, consécutif d’ailleurs à ce premier point: la vraie “contribution constructive” du PJD, terme que l’on peut par ailleurs retrouver dans l’article 10 de la Constitution relatif à l’opposition parlementaire, c’est, en vérité, une participation concrète au contrôle du travail gouvernemental, et donc un projet politique alternatif concret. Et cette concrétude, si l’on peut dire, est importante à souligner dans le cas du PJD, qui tend souvent à confirmer qu’il n’est qu’un parti sociétal cantonné à se prononcer sur des vétilles telles la langue d’enseignement ou la diffusion des appels à la prière sur la télévision, mais sans rien avoir par exemple à dire sur le NMD ou, puisqu’il se refuse par principe à ce qu’il taxe d’“usure”, c’est-à-dire les taux d’intérêt, des modes de financement participatifs pour les différents programmes de jeunes entrepreneurs qu’essaie depuis janvier 2020 de mettre en oeuvre l’État -Intelaka, bientôt Al-Forssa.
A en juger à partir de ce qu’a dit M. Benkirane au cours du congrès du PJD, on pourrait, toutefois, avoir des doutes sur un éventuel changement: mêmes accents prosélytes, et un propos quasiment takfiriste puisqu’il a sous-entendu que les siens étaient les seuls à vouloir servir Dieu et que celui-ci leur donnerait la victoire “comme il l’a donnée à ceux qui [les] ont précédés”. En espérant qu’il ne s’agissait là que d’un lapsus et que M. Benkirane ne finira pas par faire mourir son parti, après avoir redouté cela pour lui-même seize mois plus tôt...