Rénovation du stade de Casablanca. Pourquoi la Sonarges est-elle à “l’Honneur”?


Publié en février 2023, un rapport d’observations de la cour régionale des comptes de Casablanca-Settat jette la lumière sur des failles dans l’exécution et la gestion du projet de rénovation du Stade Mohammed-V de Casablanca et ses annexes et permet ainsi de comprendre, entre autres, pourquoi ce complexe sportif est entré dans le giron de la Sonarges. Près de 60 pages que Maroc Hebdo a consultées et dont elle vous livre en exclusivité quelques aspects saillants.

Alors que le Maroc aura, à double titre, l’honneur d’accueillir la Coupe d’Afrique des nations (CAN) de 2025 et la Coupe du monde de 2030, le stade Mohammed-V, connu aussi sous son ancienne appellation de stade d’Honneur, s’apprête, lui, à subir à nouveau un grand chantier. Cette fois-ci, le projet de rénovation, dans le pipe depuis quelques mois, va mobiliser 250 millions de dirhams (MMDH) et sera assuré par la Sonarges (Société nationale de réalisation et de gestion des équipements sportifs). Il n’attend que le feu vert de la wilaya de Casablanca pour être définitivement acté.
Ce sera donc la cinquième grande rénovation depuis l’inauguration du stade (ex-Marcel-Cerdan du nom du célèbre boxeur Franco-Marocain) le 6 mars 1955.

Aussi, une énième fermeture du stade pour lancer les travaux est attendue, le 8 novembre 2023, nous indique-t-on auprès du conseil de la ville, après plusieurs reports de dernière minute. Parce que le stade, “sursollicité” par des clubs marocains pour accueillir leurs matchs, reste la grande infrastructure sportive incontournable à Casablanca, la seule.

Mais quand le chantier sera enfin lancé, la parenthèse des travaux serait-elle pour autant fermée? Et avant de tourner la page, ne faudrait-il pas s’arrêter pour bien la lire, cette page des fermetures et des travaux incessants? Justement, qu’en est-il du dernier projet de rénovation globale du stade et ses annexes (ils forment le complexe sportif Mohammed-V) qui avait démarré le 20 mars 2016 avant d’être livré (sur le papier) le 9 juin 2020? Qu’est-ce qui a été fait durant ces travaux ponctués par deux fermetures du complexe, une première durant une année et une seconde pour près de huit mois? Pourquoi les sociétés de développement local (SDL) qui avaient été mandatées par la commune, en l’occurrence Casa Aménagement et Casa Event & Animation, entre autres, ont-elles été évincées du nouveau chantier de rénovation au profit de la Sonarges? À quels niveaux ont-elles failli? Des questions qui s’imposent et que se pose aussi un des élus de l’opposition au sein du conseil de la ville de Casablanca, contacté par Maroc Hebdo.

Sonarges, au secours!
“On a beau demandé, au sein du conseil, un exposé des travaux exécutés, des contraintes rencontrées et de ce qui reste à faire, la seule réunion qui a été programmée a été reportée dans un premier temps, avant d’être annulée par la suite”, s’indigne ce conseiller de l’opposition ayant requis l’anonymat.

Pour lui, le hic, c’est que ce projet, qui a coûté 220 MDH, n’a même pas été officiellement réceptionné par la commune. “Dans ce contexte, la Sonarges vient remplacer Casa Aménagement et Casa Event sans vraiment que nous sachions sur quels base et état des lieux va-t-elle s’engager”, déplore la même source, pointant du doigt cette “mystification” qui entourerait la mise du stade sous le giron de la Sonarges. “Une fois de plus, on tire le tapis sous les pieds des élus au profit de la technostructure”, dénonce-t-il, relativisant par ailleurs la performance de la Sonarges qui gère cinq grands stades, à savoir le Grand Stade de Tanger, le Grand Stade de Marrakech, le Grand Stade de Fès, le Grand Stade d’Agadir et le Complexe sportif Prince-Moulay-Abdellah de Rabat.

Dans ce sens, il y a lieu de rappeler la panne d’électricité d’une quinzaine de minutes survenue, le 7 septembre 2023, au Grand Stade de Fès et qui avait perturbé le match opposant l’équipe nationale olympique de football à son homologue brésilienne. Qu’est-ce qui garantit donc que la Sonarges ne risque pas de reproduire les mêmes erreurs que ces prédécesseurs?

La question mérite d’être posée, parce que l’exécution et la gestion du dernier projet en date comprennent plusieurs zones d’ombre pointées du doigt par un rapport d’observations de la cour régionale des comptes de Casablanca-Settat daté de février 2023.
Près de 60 pages que Maroc Hebdo a consultées. Fruit d’une mission de la cour des comptes qui a couvert la période allant de 2015 à 2022, ce rapport propose des éléments de réponse.

Pour Abdellatif Naciri, vice-président du conseil de la ville chargé du Sport (majorité), ce rapport reste provisoire, dit-il, et comprend «des observations» de la cour des comptes auxquelles les acteurs concernés se chargeront bientôt de répondre.
“Ce rapport concerne surtout l’ancien mandat. C’était un contexte différent de celui où intervient la Sonarges aujourd’hui”, ajoute M. Naciri, en déclarant que “la Sonarges assurera une mission nationale et que son choix a été mûrement réfléchi au sein du conseil de la ville en toute souveraineté et indépendance”.
Par ailleurs, le rapport reste une base qui dévoile les écueils à éviter et qui permet de comprendre pourquoi la Sonarges arrive dans un terrain miné. Il est aussi l’élèment sur lequel s’est basé l’Instance nationale de protection des biens publics au Maroc (INPBPM) pour déposer sa plainte auprès du parquet général, le vendredi 23 juin 2023, pour soupçon de corruption dans l’aménagement du complexe Mohammed-V, «parce qu’il faut toujours rappeler que responsabilité et synoyme de reddition des comptes», explique à Maroc Hebdo Mohamed Machkour, président de la branche Casablanca-Settat de l’instance.
“J’ai été auditionné près d’un mois après notre plainte”, a-t-il déclaré, se félicitant de la diligence de la Brigade nationale de la police judiciaire (BNPJ). Son audition, le 28 juillet 2023, a duré près de deux heures.

Le “Wolf de Derb Ghallef”
Dans les faits, la plainte de M. Machkour, également avocat, dénonce plusieurs anomalies épinglées par le rapport de la cour des comptes, en premier lieu des opérations financières particulières qui n’ont aucun lien avec la modernisation du complexe Mohammed-V.
En effet, Casa Aménagement a procédé à des placements des contributions financières, reçus de ses partenaires, dans des souscriptions OPCVM (Organismes de placement collectif en valeurs mobilières).

Selon la cour des comptes, au total, la SDL a placé plus de 262 MDH qui lui ont généré à un produit financier total de plus de 4,2 MDH, ce qui représente 46% de la rémunération obtenue (plus de 9,2 MDH) contre ses services de maître d’ouvrage délégué dans le projet de modernisation du stade situé à quelques encablures du quartier de Derb Ghallef.

Un coup de maître digne du “Wolf de Wall Street”, diront les golden boys. Sauf que ce “coup de maître” a été réalisé sans l’accord des partenaires et sans l’autorisation préalable de son conseil d’administration, contrairement au règlement et procédures en vigueur.
Pire, l’article 9 de la convention signée entre Casa Aménagement et ses partenaires (le ministère de l’Intérieur, le ministère de la Jeunesse et des Sports, la commune de Casablanca et la Fédération royale marocaine de football (FRMF)) interdit explicitement à Casa Aménagement d’utiliser les contributions financières qui lui sont versées pour des fins autres que celles de la réalisation du projet pour la modernisation et la mise à niveau du complexe.


Dans sa plainte, l’instance plante le clou: “Cette manœuvre tombe sous le coup de la loi, précisément l’article 241 et suivants du code pénal”.
Autre cafouillage: des travaux d’aménagement qui ne figurent pas initialement dans la convention et qui ont été lancés ou terminés en l’absence d’avenant et pour un coût global de plus de 95 MDH.


Plus de 95 MDH dilapidés?
Selon la plainte de l’INPBPM, il s’agit ni moins ni plus que de “dépenses douteuses, des dilapidations évidentes de deniers publics qui méritent des investigations judiciaires”. Le rapport de la cour des comptes, lui, précise que le programme initial prévu par la convention a été bouleversé, “des travaux ayant gagné de la priorité au détriment d’autres, et ce, en vue d’accueillir les manifestations du Championnat d’Afrique des nations (CHAN) 2018”.

Il est question de travaux d’éclairage spécialisé du stade qui ont démarré le 4 septembre 2017, (près de 40 MDH), des travaux d’aménagement extérieur (plus de 40 MDH), des travaux de sonorisation (plus de 7 MDH), ainsi que des travaux d’aménagement végétal extérieur (plus de 3,5 MDH) et enfin des prestations de maîtrise d’oeuvre (plus de 4 MDH).

“Exécuter les modifications du programme conventionnel en l’absence d’avenant actant au préalable cette opération expose la SDL à des risques liés notamment au d’accord formalisé des partenaires ainsi qu’à des réajustements techniques et financiers qui doivent être réfléchis et mis en œuvre». Tous ses travaux ont été lancés ou terminés avant la signature à postériori d’un avenant le 3 octobre 2019 qui a fini par être signé par tous les partenaires sauf la FRMF. Et tous ces travaux n’ont été réceptionnés que de manière provisoire par Casa Event, le dernier en date “réceptionné de manière provisoire” le 14 novembre 2021.

Car justement, rappelons-le, tous ces travaux accomplis n’ont jamais été officiellement réceptionnés par la commune, ce qui atteste du flou de la situation.

La cour des comptes souligne également le non-respect des engagements financiers des parties contractantes.
Des 40 MDH à verser en 2015 par le ministère de l’Intérieur, Casa Event n’a reçu que 63% en 2015, puis le reste en 2016. Sur les 100 MDH à percevoir du ministère de la Jeunesse et des Sports à fin 2015, seulement 35% a été reçu en 2016, puis le reste en 2018. Quant à la Commune qui devait s’acquitter de sa contribution de 30 MDH en 2014, le versement n’a été reçu qu’en 2018. La FRMF est donc le seul partenaire à ne pas respecter ses engagements financiers bien qu’elle a pris en charge des travaux d’une valeur de 9 MDH.

“Cette intervention ne l’acquitte pas pour autant de son engagement à participer financièrement et non pas en nature via la fourniture d’équipement ou la réalisation de travaux, surtout si ces derniers ne sont pas prévus par la convention”, relève la cour des comptes.
Ainsi, contrairement au budget prévisionnel de 220 MDH, le projet de mise à niveau n’a finalement consommé que près de 202 MDH, assure le rapport. Et ce n’est pas fini.

Manquements au niveau de la sécurité
Publié en février 2023, le rapport mettait déjà en garde, multiples détails à l’appui, contre “des manquements au niveau de la sécurité au complexe” auxquels le rapport consacre plusieurs paragraphes au même titre qu’aux “les limites dans le contrôle des accès au complexe”. On y lit que “l’opération relative à l’accès connaît fréquemment des agitations retardant les entrées”. Des détails troublants quand on sait que le rapport a été publié en février 2023, soit deux mois avant que les alentours du stade ne soient le théâtre d’un drame humain: la mort, le 29 avril 2023, de Nora, une jeune supportrice de l’équipe du Raja de Casablanca, drame lui-même ayant fait l’objet d’une enquête supervisé par le parquet de Casablanca.
“La gestion de l’aspect sécuritaire au niveau du complexe par la Casa Event & Animation se résume à essayer de contenir les problèmes à mesure qu’ils surviennent. Or, la sécurité est un aspect des plus importants à prendre en compte à travers notamment une cartographie de l’intégralité des risques rattaché à la gestion de l’équipement sportif”, indique le rapport de la cour des comptes qui pointe la non-clarification des responsabilités entre la société gestionnaire d’une part, les forces de l’ordre et les clubs organisateurs de l’autre.

“En l’absence d’une contractualisation de la relation entre les parties prenantes (Commune de Casablanca, Casa Event & Animation, Clubs, fédérations sportives, police et forces auxiliaires) qui arrête les droits et les obligations et définit clairement le champ d’intervention de chaque partie, ce qui permettrait la prise des décisions urgentes rapidement et efficacement, l’aspect secrétaire continuera à constituer un point noir dans la gestion du complexe de Casablanca.”

14 buvettes pour 45.891 supporters
La notion du “qui fait quoi” revient donc à chaque fois tout au long de ce rapport qui s’arrête également sur plusieurs autres problèmes: la surexploitation du stade affectant la qualité de sa pelouse, l’effort limité en termes de diversification des revenus du complexe ou encore l’occupation illégale de plusieurs locaux relevant du complexe par des parties externes qui ne paient pas de loyer et, pire encore, ne paient pas leur consommation en énergie et en eau potable.

S’attardant aussi sur l’insuffisance des services de restauration proposés aux spectateurs, le rapport révèle que ce n’est qu’en août 2022 que Casa Event a lancé un appel à manifestation d’intérêt en vue de sélectionner un partenaire auquel a été confiée la responsabilité d’aménager 14 buvettes (2 dans la zone VIP et 12 pour le grand public). “La capacité du stade étant 45.891 places, ceci revient à assurer une disponibilité d’une buvette pour chaque 3.278 supporters”.

Ainsi, le futur projet de rénovation que Sonarges assumera est appelé à répondre dans les règles de l’art à la complexité du chantier pour être à la hauteur des grandes attentes et faire honneur au Maroc.

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