La réalité du passé, de Ali Benmakhlouf

Restituer la pleine réalité au passé

En mettant en évidence les pratiques humaines, que ce soit celles qui ont eu lieu ou celles qui auraient pu avoir lieu, cet ouvrage parle du tri, de la trace et de la lacune qui sont au coeur de ce qui nous est transmis du passé.

À travers «La Réalité du passé», cet essai philosophique fort stimulant, Ali Benmakhlouf nous présente des analyses riches et bien fouillées, en essayant de répondre à des questions comme la suivante: «comment construire une durée qui puisse donner au temps une continuité entre le passé et le présent?». Pour l’auteur, «ces questions peuvent donner lieu à une dérive majeure: l’illusion rétrospective».

A chaque fois qu’on voit le passé, non comme le présent qu’il fut et qui aurait pu être autre, mais comme le passé de notre présent-ci, on risque, nous dit l’auteur, de s’illusionner sur la réalité de ce temps qui n’est plus. «On juge du passé à partir de son futur alors que celui-ci n’est pas encore advenu, d’où les anachronismes de la rétrospection». Ce qu’on appelle «les leçons de l’histoire» ou «les leçons du passé» fait partie de cette illusion: on adopte un regard qui surplombe le passé mais qui vient du futur, non du passé. Ce regard met en demeure notre présent de trouver dans le passé de quoi constituer un sens ou une finalité.

L’histoire, nous dit Ali Benmakhlouf, n’est pas «l’abri privilégié» d’une conscience souveraine qui distribue le sens selon l’arbitraire de son décret. Le problème des «leçons» que l’on veut voir dans l’histoire est qu’on soustrait l’histoire aux hommes qui la font, en la rapportant aux lois, aux fins, au destin; mais, on oublie, dit-il, «les pratiques humaines, les objets sédimentés par le temps au profit de grandes abstractions, comme le sens, la finalité, la destinée».

La question devient alors : «comment restituer non pas les sociétés du passé seulement, mais les forces multiples qui les traversent, qui, dans leur potentialité, auraient pu être autres?» Comment être sensible, dit-il, à «un temps qui n’a pas été un destin ou une nécessité, mais une pure contingence, quelque chose qui aurait pu ne pas être?» Le fortuit, l’inopiné, le contingent, ce sont là des caractéristiques d’un temps dont on se détourne facilement quand on parle de «passe temps».

Ainsi, la perspective qui nous est proposée dans cet essai de Benmakhlouf, est de restituer les forces multiples qui traversent les sociétés humaines. Comment être sensible à un temps qui n’est ni un destin, ni une nécessité, un temps qui aurait pu bifurquer à chaque moment vers d’autres voies? En mettant en évidence les pratiques humaines, qu’elles soient scientifiques, juridiques ou artistiques, que ce soit celles qui ont eu lieu ou celles qui auraient pu avoir lieu, cet ouvrage parle du tri, de la trace et de la lacune qui sont au coeur de ce qui nous est transmis du passé.

On y voyage sans l’assurance d’une conscience souveraine qui distribuerait le sens de l’histoire au gré de ses décrets. C’est ainsi qu’on s’apprête à être continuellement surpris par le passé et à lui restituer sa pleine réalité, à mesurer aussi notre propre liberté par les échappées qu’il nous propose.

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