“Le Maroc avance, malgré les préjugés à propos de la recherche scientifique”
Interview. Spécialiste de la Physique des Hautes Energies et de la Physique Nucléaire à l’Université Mohammed V de Rabat, Professeur Rajaâ Cherkaoui El Moursli est la première Marocaine récompensée du prix L’Oréal-UNESCO Pour les Femmes et la Science.
Maroc Hebdo: Comment avez vous reçu la nouvelle de votre consécration?
Pr. Rajaâ Cherkaoui El Moursli: Tout d’abord, pour participer au Prix L’Oréal-UNESCO Pour les Femmes et la Science, il faut être nominée. A l’université, on reçoit beaucoup d’appels à prix, mais comme je n’ai jamais le temps de mettre mon CV à jour, ni de m’occuper de moi, je ne donne pas suite à ces appels. Mais, cette fois-ci, c’est le doyen de la faculté des sciences, aujourd’hui président de l’université Mohammed V, qui a insisté pour que je postule. J’ai donc fini par déposer mon dossier en-ligne à la dernière minute. J’ai également réussi à avoir des lettres de recommandation d’un peu partout dans le monde de la part de mes collègues (de Suisse, de France, d’Espagne, d’Italie, de Suède…). Le Centre européen de recherche m’a envoyé 3 lettres de recommandation. Il paraît que le directeur général du centre m’avait également nominée à l’UNESCO.
Qui vous a annoncé la nouvelle?
Pr. Rajaâ Cherkaoui El Moursli: j’étais en pleine réunion, au moment où j’ai appris que j’ai reçu le prix. J’avais complètement oublié que j’avais postulé pour ce concours. Généralement, quand je suis en réunion je ne réponds pas au téléphone. Mais ce jour-là, comme le numéro du correspondant provenait d’un fixe de Paris, j’ai répondu parce que ma fille vit là-bas. La particularité de ce prix, c’est que quand les membres du jury décident du gagnant, ils l’appellent tout de suite après pour lui annoncer la nouvelle. Au début, je pensais que c’était une blague, je répondais avec hésitation sans trop m’avancer. Après, quand on m’a passé le président du jury, j’ai compris que c’était sérieux. Mais on m’a demandé de garder le silence jusqu’à ce qu’ils annoncent les résultats, le moment venu.
Quel était votre sentiment à ce moment-là?
Pr. Rajaâ Cherkaoui El Moursli: C’était un jour exceptionnel. Je me souviens que c’était fin septembre 2014. Je sors du travail tout excitée et, là, le téléphone sonne de nouveau pour m’annoncer que Sa Majesté le Roi m’a nommée membre de l’Académie des sciences résidente à vie. Bien entendu, avec la même recommandation de ne pas divulguer le secret en attendant l’annonce officielle. J’étais aux anges.
Y a-t-il un lien entre les deux nominations?
Pr. Rajaâ Cherkaoui El Moursli: Non, aucun. C’est ce qui est extraordinaire. Le même jour, j’avais une reconnaissance nationale et une autre internationale. Ce qui prouve que le Maroc avance même, si on a beaucoup de préjugés à propos de la recherche scientifique. Je suis bien placée pour connaître les problèmes de la recherche scientifique dans notre pays.
Justement, parlez-nous en…
Pr. Rajaâ Cherkaoui El Moursli: Tout le monde parle de ces problèmes, mais on ne sait pas pourquoi personne n’arrive à trouver des solutions. C’est, probablement, à cause des enjeux politiques que ça bloque parfois. Mais, c’est pareil dans tous les pays. Néanmoins, une chose est primordiale. Il faut donner la priorité à l’enseignement et valoriser l’enseignant, en rétablissant son estime au sein de la société. Pour revenir à la problématique de la recherche scientifique, je pense qu’il faut revoir les textes de loi, qui sont obsolètes. Ils ne sont plus adaptés au 21ème siècle, notamment ceux qui régissent les fonds de recherche.
Est-ce que vous avez déjà pensé à partir à l’étranger?
Pr. Rajaâ Cherkaoui El Moursli: Des propositions à l’étranger, en ai eu plein. Mais, comme mon père était très patriote, il n’était pas question que quelqu’un de la famille quitte le pays. Il faut servir son pays. Maintenant, je suis devenue comme lui. Je pense qu’il faut inculquer les valeurs de patriotisme à nos jeunes. Il faut faire renaître ce sentiment auprès de la jeunesse.
Vous arrive-t-il des fois de regretter de ne pas être partie?
Pr. Rajaâ Cherkaoui El Moursli: Au départ, oui. Je me demandais pourquoi je ne suis pas restée à Grenoble, où j’ai fait mes études, alors que j’en avais la possibilité. Par la suite, on s’habitue. On est tous découragés quel que soit l’endroit où on se trouve ou la carrière qu’on a eue. Mais il faut toujours avoir quelque chose à laquelle s’accrocher. En ce qui me concerne, deux choses me motivaient. La première, c’était mon père. Pour l’anecdote, un jour, alors que je ne me sentais pas bien. Mon père l’avait remarqué et m’a demandé ce qui n’allait pas. Je lui réponds qu’on me créait des problèmes au travail. Et là, j’ai eu droit à une réponse surprenante. “Mais c’est très bien”, me dit-il, “cela veut dire que tu vaux quelque chose et que tu peux avancer”. Chaque fois que je suis face à un problème, je pense à cette phrase.
Et la deuxième motivation?
Pr. Rajaâ Cherkaoui El Moursli: C’est ma mère. Quand le ministère de l’enseignement supérieur avait annoncé les départs volontaires, elle m’a demandé ce que c’était. Quand je lui ai expliqué ce programme, elle m’a rétorqué: “Mais tu es folle, Dieu ne donne pas la connaissance et le savoir à n’importe qui. S’il t’en a gratifié c’est pour que tu le transmettes aux autres”. Elle m’explique ensuite qu’il n’y a pas que l’argent qui compte dans la vie. Cela m’avait troublée, de la part d’une mère qui n’a pas fait d’études.
Dans votre domaine, sentez-vous une discrimination à l’égard des femmes?
Pr. Rajaâ Cherkaoui El Moursli: Dans le domaine de la recherche, je n’ai jamais senti de discrimination. Néanmoins, on demande toujours à la femme d’être une super-woman, alors qu’on tolère, aisément, qu’un homme soit moyen. Je crois que c’est une question d’éducation. Les mamans n’éduquent pas les filles et les garçons de la même manière. Il faut revoir cela. Pour elles, la fille doit faire des études et évoluer, mais, à un certain moment, quand elle est maman et qu’elle a des enfants, elle doit arrêter. Je me demande pourquoi elle doit le faire alors que c’est sa vie après tout. Certes, la famille et les enfants assurent un équilibre à la femme mais elle a besoin d’avoir quelque chose à elle.
Comment avez-vous été éduquée?
Pr. Rajaâ Cherkaoui El Moursli: Mon père a toujours voulu que je sois indépendante. C’était ancré dans son esprit. Toute jeune il ne cessait pas de me le répéter.