À qui profite le projet de loi 22.20 ?

Utilisation des réseaux sociaux

Adopté en conseil de gouvernement le 19 mars, le projet de loi liberticide sur l’utilisation des réseaux sociaux cristallise la colère des Marocains. Pire, aucun parti de la majorité ne le revendique. Seul le ministre socialiste de la Justice en réclame la paternité.

“Ce n’est pas le bon moment”, “Le contexte actuel ne supporte pas un tel débat”, “Ce n’est surtout pas le moment pour nous balancer un projet de loi de la sorte”… Telles sont les réactions des hommes politiques, de l’opposition comme de la majorité, à la divulgation, le 27 avril 2020, du projet de loi 22.20 relatif à l’utilisation des réseaux sociaux, des réseaux de diffusion et réseaux similaires, qui a suscité un tollé général. Mais de quoi parle-t-on? Y a-t-il un bon ou un mauvais moment pour faire passer inaperçu un texte de loi pareil, qui vise dans l’apparence à lutter contre les fake news, mais qui, en vérité, va aux antipodes de toutes les conventions internationales relatives aux droits de l’Homme et à la liberté d’expression et d’opinion ratifiées par le Maroc?

De lourdes peines
Le projet de loi 22.20, baptisé par les internautes marocains “la loi bavette” a été adopté en Conseil de gouvernement le 19 mars 2020. Il passe quasiment inaperçu, puisque le pays est en passe d’entrer dans un état d’urgence sanitaire suite à la propagation de la pandémie dans notre pays.

La mouture du projet n’a pas été publiée sur le site du Secrétariat général du gouvernement pour être consultée par les acteurs de la société civile et le grand public, conformément à l’approche participative stipulée par la Constitution de 2011. Les associations de protection des consommateurs ou de défense des droits de l’Homme n’avaient pas eu vent de ce projet de loi. Ils l’ont d’ailleurs appris à travers les réseaux sociaux. Ce qui jette une première suspicion sur les intentions de l’Exécutif. «Le gouvernement ne nous a pas consultés alors que le projet de loi 22.20 concerne les libertés publiques et relève donc du champ d’action du CNDH.

De ce fait, le conseil n’a pas accès officiel audit projet. J’ai appris par contre, à la suite de divulgation du texte, que cette mouture allait être revue et que l’on travaille maintenant sur une troisième version. Toujours est-il que le gouvernement a l’obligation de nous consulter sur une loi pareille. A défaut, le conseil peut s’autosaisir pour dire son avis, principalement en ce qui concerne la conformité du texte avec les conventions internationales des droits de l’Homme adoptées par le Maroc», nous confie Amina Bouayach, présidente du Conseil national des droits de l’Homme (CNDH).

Le projet de loi a été proposé au gouvernement par le ministre ittihadi (usfpéiste) Mohamed Ben Abdelkader, chargé du département de la Justice. Il l’a défendu bec et ongles avant de le soumettre à l’approbation du gouvernement lors du conseil de gouvernement en date du 19 mars 2020. En tout cas, c’est raté puisque la première mouture et ses quelques articles qui circulent (13, 14 et 18) dévoilent des amendes et des peines d’emprisonnement lourdes (allant de 6 mois à trois ans de prison ferme) ne serait-ce que si vous critiquez ou remettez en doute la qualité d’un produit ou d’une entreprise.

Mais remontons le fil de l’histoire. Le 12 mars 2020, une réunion entre les deux partis de l’USFP et du RNI, au siège de l’USFP au quartier Hay Riad, à Rabat. Rien d’anormal jusqu’ici puisqu’il s’agit de manoeuvres politiques traditionnelles. Mais voilà que le communiqué publié à la suite de cette rencontre souligne que les deux formations se sont mises d’accord pour apporter un soutien inconditionnel à la volonté du ministre de la Justice, Mohamed Ben Abdelkader, de «poursuivre le chantier de la réforme de la Justice et la nécessité pour le gouvernement de s’inscrire dans la logique de la révision de la politique pénale dans l’esprit de la Constitution et la garantie des droits et des libertés».

Fuite gouvernementale
Jusqu’ici encore, rien de louche. Mais moins d’une semaine plus tard, ce projet de loi 22.20 est soumis au conseil du gouvernement pour discussion et adoption. Simple hasard du calendrier. En tout cas, le scénario des faits est loin d’être innocent de tout soupçon. Pire, contacté par Maroc Hebdo, Driss Lachgar, Premier secrétaire de l’USFP, nie avoir été au courant d’un tel projet de loi. Il était même “irrité” à l’idée d’en donner un commentaire. “La, la, la! (non, non et non!), je ne suis pas membre de ce gouvernement. Comment voulez-vous que je commente quelque chose qui se rapporte à l’action du gouvernement? Je n’étais pas au courant de ce projet de loi.

Le droit de réserve que je m’impose vient du fait que ce projet a été confectionné au sein du gouvernement et que la discussion y afférente doit être contenue à l’intérieur de ce gouvernement. C’est une institution constitutionnelle dont la loi délimite les procédures de fonctionnement. Il est inadmissible qu'un ministre puisse aller devant le bureau politique de son parti pour lui présenter un rapport sur le travail du gouvernement. Autrement, on n’est plus dans un Etat de droit”, nous a-t-il confié.

Liberté de choix
Pis, le Premier secrétaire de l’USFP assure que le projet de loi n’a pas encore été adopté par le gouvernement. “Quand il s’agit d’un projet de loi adopté par le gouvernement, il est soumis directement après au Parlement. Ce projet n’a pas été soumis au Parlement parce que le gouvernement ne l’a pas encore adopté. Dans le cadre du travail de la commission ministérielle, le ministre concerné a divulgué à l’opinion publique ses remarques”, souligne-t-il. Et pourtant, le ministre Ben Abdelkader, qui porte les couleurs de la rose (USFP), a rétorqué que le projet a bel et bien été adopté par le gouvernement le 19 mars 2020 et que des remarques sont étudiées par deux commissions technique et ministérielle créées à cet effet. Il a même ajouté que la commission technique a délibéré et a soumis la nouvelle mouture à la commission ministérielle pour qu'elle en décide.

En politique, les actions sont conditionnées par les intérêts des uns et des autres, qui doivent se croiser quelque part. Ce qui pousse à se demander à qui profite vraiment le projet de loi 22.20 dans sa première version, sa deuxième ou même sa troisième version? Car, apparemment, preuve que ce texte est fortement controversé et suscite une grande polémique au sein même de l’Exécutif, le projet de loi 22.20 est à sa troisième mouture. Le comble, celle-ci ne fait pas encore l’unanimité. Qui est pour? Et qui est contre? Et existe-t-il des faux “neutres”? C’est le moment qu’ils se positionnent et qu’ils le fassent savoir à quelques mois seulement des prochaines élections législatives. Mais ne dévions pas de notre cible.

Qui a bien intérêt à faire légiférer des sanctions absolument dissuasives et décrites par les acteurs de la société civile en charge des droits des consommateurs comme une “muselière” pour la liberté d’expression et d’opinion et la liberté de choix et de commentaire du consommateur? La réponse découle de la question même. Ce sont les lobbies économiques, affairistes. Pour s’en persuader, rien de plus facile que de lire l’article 14 dudit projet de loi: “Est punissable de 6 mois à 3 ans de prison ferme et d’une amende allant de 5.000 à 50.000 dirhams ou de l’une de se deux sanctions, toute personne qui a délibérément appelé, à travers les réseaux sociaux ou réseaux similaires, à boycotter des produits, marchandises ou services ou a publiquement incité à le faire”. L’article 15 reprend les mêmes sanctions à l’égard cette fois de ceux qui incitent les gens à retirer leur argent des institutions financières ou d’épargne. Donc, inutile de préciser davantage pour pointer du doigt les bénéficiaires.

Une sortie malheureuse
Revenons maintenant à la question de “c’est le moment, ou pas le moment”. Au contraire, pour les partis politiques et pour les lobbies qui en profitent, c’est le bon moment. Car la crise sanitaire actuelle, la psychose qui règne, les dégâts relevés et la chaîne de solidarité enclenchée, ne peut que constituer le moment opportun pour faire passer un tel projet de loi. Tout le monde est occupé, absorbé par l’évolution de la pandémie. Personne ou presque ne s’intéresse à ce qui se passera sous la coupole du Parlement. Et pendant qu’on y est, ce n’est pas la peine de le publier sur le site du Secrétariat général du gouvernement pour être consulté par ceux qui sont de droit les premiers concernés voire tout citoyen qui le désire, selon l’esprit même de la nouvelle Constitution. Le gouvernement aurait-il tenté de faire passer ce projet de loi sous le manteau en profitant de la conjoncture actuelle?

Sur un autre plan, à qui profite le fait de faire fuiter ce projet de loi, sachant qu’à ce jour le Chef du gouvernement n’a pas fait de sortie officielle sur le sujet? Avant de tenter de répondre à cette question, il va falloir retracer les canaux par lesquels a été divulgué ce texte. C’est le créateur de contenu Mustapha Swinga, fondateur de la chaîne Youtube "Aji Tfhem", qui a donné l’alerte en dévoilant quelques passages du projet de loi n° 22-20, le 27 avril 2020. L’autre question légitime est de savoir qui a fait fuiter ces quelques passages à Swinga? Et pourquoi pas aux journalistes pour relayer l’information bien comme il faut?

En tout état de cause, un chassé-croisé d’accusations entre le PJD et l’USFP a éclaté à la suite de la réaction de Mostafa Ramid, ministre d’Etat chargé des droits de l’Homme. Sa sortie cachait mal un règlement de comptes, car il s’est mis à critiquer ouvertement, point par point, ce texte. Comme pour insinuer que son parti fait partie de ceux qui sont en désaccord total avec ce projet et pour noyer l’USFP en la personne de son collègue Ben Abdelkader. Et pourtant, ce qu’il faut savoir, c’est que la réaction de Ramid par rapport à ce projet de loi a suivi l’adoption de ce dernier au conseil du gouvernement!

On s’est habitué depuis six ou sept ans à voir des tirs croisés au sein même du gouvernement. Une pratique étrangère pour une majorité, ailleurs bien entendu! Ce projet de loi révèle une fois de plus le malaise de l’Exécutif. Il pourrait être pris pour prétexte pour corroborer les dires du secrétaire général de l’ONU Antonio Guterres, qui avait jugé “inacceptable” que certains pays utilisent la pandémie du Covid-19 comme prétexte pour adopter des mesures de répression et réduire les droits humains. Concernant les réactions des internautes marocains, elles ont été virulentes, jugeant que le gouvernement a trahi leur confiance pendant qu’ils étaient préoccupés par l’épidémie.

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