Quatre ruptures obligatoires

NOUVEAU MODÈLE DE DÉVELOPPEMENT

L’Institut royal des études stratégiques a consacré son rapport stratégique 2019/2020 au thème «Vers un nouveau modèle de développement». Des propositions et des mesures pouvant être appliquées rapidement indépendamment des nouvelles politiques publiques.

La loi de finances rectificative est enfin là! Elle a un peu tardé. Et elle ne sera finalement adoptée que quinze jours après son dépôt au Parlement, soit vers la dernière semaine de ce mois de juillet. Elle a retenu trois axes: la relance de la machine économique; la promotion de l’emploi dans le secteur privé; enfin, l’accélération des réformes de l’administration. Rien de bien nouveau, dira-t-on. C’est que ce menu s’imposait à l’évidence. Il reste à voir si les mesures déclinant ces orientations seront d’une grande efficience -à la fin de cet exercice, davantage d’éléments d’évaluation seront disponibles.

Une équation complexe
Cette tâche n’est pas facilitée par les contraintes de l’agenda législatif, qui impose que le projet de loi de finances 2021 soit déposé au Parlement avant le 20 octobre 2020. Voilà bien de quoi compliquer le travail gouvernemental: corriger le budget 2020 à compter de la fin juillet et en même temps arrêter la note de cadrage et les grandes lignes de celui prévu en 2021. Une équation encore plus complexifiée, d’autant plus qu’en janvier 2021, la Commission Benmoussa doit remettre son rapport sur le nouveau modèle de développement. Un rapport auquel seront adjointes des propositions et des mesures devant -ou pouvant- être appliquées rapidement indépendamment des nouvelles -et fortes?- inflexions des politiques publiques futures.

Alors? Que faire? L’Institut Royal des Etudes Stratégiques (IRES) apporte des réponses dans son rapport stratégique 2019/2020 intitulé «Vers un nouveau modèle de développement ». En termes méthodologiques, c’est ce triptyque qui est retenu: comprendre, anticiper et proposer. Quatre grandes ruptures sont ainsi mises en avant. La première est baptisée «De la valeur aux valeurs», faisant référence à la remise en question de la marchandisation du temps par le salariat et de la monnaie par la spéculation. De quoi porter atteinte à la vie familiale et au lien social. Ce qui explique les mouvements communautaires -voire même communautaristes-, les crispations identitaires ainsi que des aspirations morales et éthiques (refus de la violence, respect de la personne humaine, tolérance, égalité de traitement et des chances, transparence, justice, liberté responsable). Autant de valeurs humaines supplantant la «valeur» au sens économique du terme. Une autre réponse a trait à «la fin de l’économie de la prédation».

L’état des lieux de cette fin des deux premières décennies du XXIème siècle est préoccupant avec de grands bouleversements: un changement climatique de grande ampleur, la raréfaction des ressources naturelles et la désertification. C’est un système de production qui finit, marqué qu’il a été par l’exploitation des ressources du Sud par le Nord. Une économie de prédation qui n’est plus acceptable ni tenable. De fortes règles éthiques s’imposent donc contre le gaspillage et la corruption; elles couvrent également une juste redistribution des ressources naturelles et financières et la réduction des inégalités générationnelles, de genre, ... De même, il convient d’assurer un meilleur équilibre au niveau national entre les produits locaux, notamment agricoles, et les produits des chaînes de valeur mondiales. L’autonomie des PME doit être renforcée; l’ensemble de la chaîne de production/distribution est également à réorganiser. Les politiques publiques sont à l’épreuve en matière de gouvernance et d’éthique, de commerce international, d’éducation et d’économie.

Revalorisation de l’humain
Le bon usage des technologies disruptives est la troisième rupture. Il s’agit d’introduire une mutation majeure des modes actuels de faire, de vivre et de penser. Le périmètre ainsi concerné est large: énergies renouvelables, internet, automatisation du travail, intelligence artificielle, impression 3 D, robotique avancée, technologie cloud, ... Dans ce registre, il faut ajouter la blockchain -ou chaîne de blocs- contenant l’historique de tous les échanges partagés entre ses différents utilisateurs, sans tiers ni autorité centrale. Les technologies de la dématérialisation (commerce, musique,...), la 5 G et d’autres avancées sont autant de bouleversements émergents à promouvoir dans le cadre de la stratégie du «leapfrog» permettant des sauts se concentrant sur ces technologies d’avenir en faisant l’économie des techniques appelées à être obsolètes. Dernière rupture: celle de «le revalorisation de l’humain». C’est là une problématique majeure dans le monde d’aujourd’hui alors que l’automation croissante et la robotique matérielle et virtuelle vont se déployer durablement. Au Nord, l’on observe le vieillissement de la population et les difficultés äe la cohésion sociale.

Au Sud, le tableau est davantage contrasté, notamment par suite de l’affaiblissement des traditions de solidarité communautaire et de l’aggravation des inégalités sociales. D’où des fractures nourrissant la contestation sous diverses formes, des mouvements alternatifs jusqu’à l’économie du bas de l’échelle dans le secteur informel où prévaut la précarité corrélée avec la pauvreté comme seul horizon. Dans une approche prospective, quelles contraintes d’avenir pèsent sur le Maroc? Des atouts et des acquis, le Royaume n’en manque pas: une image internationale globalement positive, une richesse économique qui a doublé en quinze ans (1998-2013), un capital immatériel de 77% dans la richesse globale, des stratégies sectorielles avec des métiers mondiaux, un redéploiement des entreprises à l’international et surtout en Afrique, un secteur bancaire solide qui a été réformé, un développement des infrastructures d’une nouvelle ère.

Mais, en creux, pourrait-on dire, des clignotants préoccupants subsistent. Ainsi, la gouvernance publique ne permet pas la réalisation d’un rythme de développement soutenu. Le capital humain accuse encore bien des insuffisances: analphabétisme des adultes (32%), bas niveau d’instruction de la population âgée de 15 ans et plus (5 ans de scolarisation, contre 7 ans pour les pays émergents et 11 ans pour les pays développés), système éducation-formation peu efficient, système sanitaire insuffisant et couverture médicale limitée à 60% à de la population.

Un nouveau pacte social
Il faut y ajouter la dégradation du capital naturel portant atteinte à l’environnement, le stress hydrique aussi. Autant de facteurs qui coûtent pas moins de 3,5% au PIB. Quant aux performances économiques du modèle de développement actuel, elles restent modestes: un palier de 4,2% en moyenne par an sur la période 2009-2013 puis de 3,1% seulement sur la période 2014-2018. Pour 2019, le taux de croissance a été de 2,8% et pour 2020, il est prévu une chute de plus de 5% au moins…

Autant d’éléments à prendre en considération, par-delà la loi de finances 2020 ou celle de 2021, pour inscrire résolument les politiques publiques dans une nouvelle vision. Pas celle des promesses électoralistes qui ne vont pas manquer d’ici 2020 ni des populismes qui les accompagnent. Mais autre chose: un nouveau pacte social entraînant l’adhésion et la mobilisation. Une transition volontariste, à marche forcée, de participation et d’implication des forces vives et de toutes les potentialités nationales. Une autre gouvernance sans doute adossée à des politiques publiques intégrant le changement vers une société où la justice sociale, la solidarité et l’économie humaine seront le référentiel partagé.

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