Nacer Zefzafi ©ph:DR
Les comités de la mouvance populaire comptent organiser une marche millionnaire, c’est-à-dire la participation d’un million de personnes.
Bien sage cet illustre inconnu qui décréta que la condition de héros n’était pas -uniquement- le fruit d’une ambition personnelle mais d’abord le fait de circonstances relevant pratiquement du domaine du divin. Nasser Zafzafi, si tant est qu’il se considère comme héros, devrait certainement se reconnaître dans cette description.
Au soir du vendredi 29 octobre 2016, le leader des comités de la mouvance populaire agitant par les printaniers temps qui courent Al Hoceïma était sans doute, en effet, luimême loin de s’imaginer un jour devenir ce qu’il est aujourd’hui: un symbole de résistance de cette ville de ce Rif tourmenté autant par sa géographie montagneuse escarpée que par les soubresauts aussi réguliers que sanglants de sa tumultueuse histoire. Entretemps, Mohssine Fikri, un poissonnier de la région, est mort broyé par un camion de ramassage d’ordure et embrasait, dans son “martyre”, la rue rifaine.
Indignés rifains
C’est ainsi en chef incontesté de troupes que M. Zafzafi s’est présenté, le 18 mai 2017, à la marche organisée pour protester contre les accusations de séparatisme formulées quatre jours plus tôt par le gouvernement de Saâd Dine El Othmani à l’encontre de ce que même en langue française les médias nationaux appellent désormais le “Hirak”, c’est-à-dire le mouvement d’indignés rifains. Ironiquement, il était entouré d’une demi- douzaines de bodyguards -il allègue avoir essuyé, en deux différentes occasions, des tentatives d’assassinat-, sachant que lui-même était préposé, de longues années durant, à la sécurité d’édifices privés tels des banques dans le cadre de son ancien travail d’agent pour des sociétés spécialisées -ce temps est, décidément, bien loin.
Il fallait voir ainsi la foule, agglutinée à rasbord à la fin de la marche place Mohammed- VI, boire ses paroles comme un exquis élixir à chacune de ses interventions. “Avec notre âme, avec notre sang, nous te rachèterons, Nasser”, scandait-elle notamment. Il faut dire que M. Zafzafi s’est, dès les premiers jours de la contestation, imposé. Son éloquence et ses envolées passionnées ont vite fait de séduire sur les rives de la mer Méditerranée.
“Des objectifs suspects”
Ainsi, ses prises de paroles aussi régulières que toujours engagées ne manquent plus, à l’occasion, de faire florès. Ses harangues acerbes et acérées à l’encontre des “puissants” trouvent un large écho au sein d’une population qui depuis l’indépendance du pays en 1956 se sent délaissée et abandonnée à son sort. Tout le monde y passe: le gouvernement et plus précisément le ministère de l’Intérieur et les agents d’autorité relevant de la “mère des ministères” sont ses cibles récurrentes et favorites.
L’État, qui feint tant bien que mal de l’ignorer à chacune des visites de ses responsables dans la région, est bien embarrassé. Dans les cercles autorisés, on ne manque ainsi pas de fustiger le personnage. “C’est un populiste qui tient uniquement à hausser son prestige personnel”, attaque notamment un responsable. Un autre: “Il n’a aucune envergure. L’histoire ne gardera certainement pas son nom.” Sans le nommer, le ministre de l’Intérieur, Abdelouafi Laftit, l’avait accusé lors de la visite qu’il avait effectuée début avril 2017 à Al Hoceïma d’exploiter les mouvements de protestation dans le but d’alimenter des situations de tension sociale et politique.
“Ces objectifs suspects n’étaient pas seulement planifiés sur le terrain, mais sont encadrés politiquement à travers la promotion de plusieurs slogans à caractère politique extrémiste et d’un discours de la haine à l’encontre des institutions, dans une tentative vaine d’obtenir un soutien populaire inespéré auprès d’une population animée de patriotisme qui n’a de cesse réitéré son attachement au glorieux trône alaouite tout au long de l’histoire de l’État marocain”, affirmait- il. Irritement ou M. Laftit croit-il vraiment en sa rhétorique? A Al Hoceima en tout cas, l’aura de M. Zafzafi semble imperméable aussi bien aux griefs du ministre et plus généralement des représentants de l’État que même aux feux de ses contradicteurs locaux.
“J’ai beaucoup de respect pour Nasser et pour son engagement pour le désenclavement du Rif”, nous confie notamment M. Elmortada Iamrachen, ancien membre des comités de la mouvance populaire et qui pourtant a souventes fois eu maille à partir avec l’intéressé, d’où d’ailleurs son départ. Le mardi 23 mai 2017, les pêcheurs d’Al Hoceima ont, au cours d’une marche improvisée dans le port de la ville, réitéré leur soutien à M. Zafzafi, présent parmi eux, malgré que le ministre de l’Agriculture, Aziz Akhannouch, les ait rencontrés sur place quelques heures plus tôt pour s’engager auprès d’eux à travers une multitude de promesses. Mais d’où tient-il enfin son influence? Et surtout, qu’est-ce qui motive (vraiment) ce jeune homme -39 ans- que d’aucuns osent même comparer désormais au révolutionnaire argentin Che Guevara? Dans les chaumières, à chaque fois que son nom surgit -de plus en plus, au fur et à mesure que la mouvance populaire rifaine prend de l’ampleur-, les jasements vont ainsi bon train.
On prête tout et, exposition publique oblige, souvent n’importe quoi au leader rifain, à telle enseigne qu’il devient difficile, si ce n’est quasiment impossible, de démêler l’écheveau et la vérité du mensonge: on l’accuse notamment d’être à la solde de parties extérieures -le gouvernement “himself” reprendra l’incrimination.
De toucher même, en contrepartie, de l’argent. “Si l’État prouve que j’ai touché un quelconque subside de quelque partie que ce soit, je suis prêt à me jeter du plus haut sommet du Rif”, clame-t-il, pour sa part, dans sa désormais reconnaissable voix de stentor lorsqu’on l’interroge à ce sujet. Nous avons d’ailleurs -vainement- tenté de le joindre au téléphone, mais aucun de nos appels n’a abouti à une réponse positive.
“Ces derniers mois, il a à plusieurs reprises reçu des appels de parties inconnues qui l’ont menacé aussi bien lui que sa famille, donc il est au fil du temps devenu de plus en plus méfiant”, explique Khamiss Boutakmante, ancien coordinateur du Mouvement pour l’autonomie du Rif et ami de M. Zafzafi. Sur place, certains le taxent de “paranoïa”. “Il a des idées préétablies sur l’État et considère celui-ci comme le mal absolu”, commente un journaliste local qui soutient ouvertement les revendications de la mouvance populaire mais n’en est pas moins “critique” -de ses propres mots- à l’encontre du leader rifain.
Un habile tacticien
Toutefois, d’après les différents témoignages que nous avons pu recueillir, l’homme croit sincèrement en les messages qu’il défend. “C’est un véritable passionné, nous déclare l’activiste amazigh Mounir Kejji, qui à plusieurs reprises a eu l’occasion de côtoyer de près M. Zafzafi. Il est vrai que l’impression que j’ai eue par rapport à lui est qu’il est fin stratège et très habile tacticien, à travers son recours notamment à la phraséologie religieuse dans son discours, mais, à mon avis, c’est de bonne guerre. Tous nos hommes politiques, pratiquement, utilisent le même registre de l’islam. Pour convaincre, il faut nécessairement parler aux gens dans une langue qu’ils comprennent”. Une description que confirme grosso modo M. Iamrachen: “Nasser sait ce qu’il fait. D’ailleurs, nos désaccords personnels sont dûs à la vision qu’il se fait de la mouvance populaire, dont je ne partage pas entièrement la méthodologie.”
Simplicité et sacrifice
Un autre membre des comités de la mouvance populaire, qui préfère témoigner sous le sceau de l’anonymat: “Avec son absence de diplômes et son passé d’agent de sécurité, vous serez tenté de le sous-estimer. Mais croyez-moi, il est bien plus intelligent que ce que vous pouvez penser.” Journaliste aux Pays-Bas et activiste renommé au sein de la diaspora rifaine à l’étranger, Mohamed Amezian, qui n’est autre que le fils du leader de la rébellion rifaine de 1958-1959 Mohamed Sellam Amezian, voit en M. Zafzafi des qualités de simplicité, de sincérité et de sacrifice qui rappellent les anciennes figures emblématiques de l’histoire du Nord du Maroc.
“Il y a chez lui un sentiment de responsabilité et du devoir et la conscience de cet être rifain reconnu pour son endurance et sa patience mais qui n’accepte pas l’humiliation même si cela conduit au sacrifice de soi”, analyse-t-il. M. Zafzafi lui-même voit en son combat une filiation avec Mohamed Sellam Amezian et surtout le guérillero Mohamed ben Abdelkrim El Khattabi, dont les portraits agrémentent la chambre et auprès desquels il tient à s’afficher à chaque fois qu’il diffuse une de ses fameuses vidéos en direct sur le site web Facebook. D’ailleurs, son grandpère maternel, El Yazid ben El Hajj Hammou, n’était autre que le ministre de l’Intérieur de la République du Rif établie dans les années 1920 par M. El Khattabi dans le Nord du Maroc pour résister à l’impérialisme espagnol puis hispano-français.
Un de ses oncles, Mohamed Zafzafi, fut secrétaire de celui qu’on aime à appeler dans la région “Moulay Mohand” lors de son exil dans la capitale de l’Égypte, Le Caire. Son père a par ailleurs été un cadre local de l’Union socialiste des forces populaires (USFP), qu’il a quittée au moment où, en 1998, l’ancien premier secrétaire du parti, Abderrahmane Youssoufi, acceptait de prendre en main le gouvernement d’alternance démocratique.
Si lui-même n’a jamais milité au sein d’un parti -il considère les formations politiques comme de simples “officines”-, M. Zafzafi participait régulièrement aux manifestations du Mouvement du 20-Février en 2011, sans en être toutefois une figure emblématique.
Quelle sera maintenant la marche à suivre? M. Zafzafi l’a clairement réitéré, après la manifestation du 18 mai 2017, devant les foules: les populations d’Al Hoceïma ne retrouveront pas leurs maisons tant que leurs revendications n’auront pas été prises en compte par l’État, à commencer par l’annulation d’un dahir de 1958 faisant de la province une zone militaire -le gouvernement rétorque qu’il a été implicitement abrogé en 1959 à la fin du soulèvement rifain de Mohamed Sellam Amezian- et la libération de tous les enfants du pays emprisonnés dans le cadre de la mouvance populaire. Le gouvernement continue toutefois de l’ignorer et persiste à ne pas en faire son interlocuteur. Ainsi, lors de la visite qu’ont effectuée le lundi 22 mai 2017 sept ministres du gouvernement El Othmani à Al Hoceïma (Intérieur, Agriculture, Éducation nationale, Equipement, Santé, Culture et Eau), aucun membre de la mouvance populaire n’a été convié à la table des discussions lors de la rencontre organisée sur place avec les instances élues, les services extérieurs et la société civile locale.
La grogne s’amplifie
Ce qui, pour M. Kejji, interpelle. “Je ne comprends pas pourquoi l’État tarde de cette façon à s’asseoir avec lui, nous déclare-t-il. Je pense que dans certaines sphères, on pense que ce serait se déculotter et s’avouer vaincu que de s’ouvrir directement à la mouvance; mais si quelqu’un devait vraiment sortir perdant de la situation en cours, ce serait à mon sens le Maroc. Voyez, je suis sur place et je puis vous dire que le mouvement s’étend à tout le Rif. Le vendredi 19 mai 2017 après Al Hoceïma, c’était au tour des villes de Laroui et Nador. L’État doit prendre ses responsabilités et accepter de dialoguer, au risque d’envenimer les choses.” L’été se rapprochant à grand pas, Al Hoceïma devrait connaître le reflux habituel de la diaspora installée en Europe, notamment au Benelux (Belgique, Pays-Bas, Luxembourg).
La ville, qui compte en temps habituel quelque 100.000 habitants, verra alors sa population exploser. De quoi alimenter davantage la foule frondeuse et même, espèrent les comités de la mouvance populaire, organiser une marche millionnaire, c’est-à-dire la participation d’un million de personnes. M. Zafzafi l’a annoncé pour le 20 juin 2017. Que va faire d’ici là le gouvernement? Va-t-il désormais véritablement prendre en compte les revendications de la mouvance populaire? Ce qui ressort de la présente configuration, c’est que pour une fois le chronomètre joue en faveur de M. Zafzafi et ses acolytes.
Les circonstances aussi, qui semblent décidées à en faire un héros -pour reprendre notre illustre inconnu
En continu
Le printemps d'Al Hoceima
- par Wissam El Bouzdaini
- 31-05-2017
- Société