Politique industrielle : Les ambitions nouvelles de l'industrie marocaine


Depuis plusieurs semaines, le gouvernement Aziz Akhannouch table sur une nouvelle politique industrielle pour faire en sorte que l’industrie nationale continue à se démarquer à l’échelle de son environnement régional. Et cela, en capitalisant sur les acquis des différentes stratégies sectorielles des vingt-dernières années, et un véritable savoir-faire qui désormais ne se dément pas.

C’est au tournant de cette année 2023 que doit prendre fin la deuxième phase du plan d’accélération industrielle (PAI), lancée en septembre 2020 par le gouvernement Saâd Eddine El Othmani. À l’époque, le titulaire du maroquin de l’Industrie, à savoir Moulay Hafid Elalamy, avait fait prolonger de deux ans une feuille de route qu’il avait lui-même commencé à échafauder à sa nomination en octobre 2013 au sein du gouvernement Abdelilah Benkirane, avant de la mettre en orbite moins de six mois plus tard avec la bénédiction personnelle du roi Mohammed VI, présent au moment de son dévoilement en avril 2014 à Casablanca.

C’est qu’il n’y avait pas vraiment de raison pour changer de cap, bien qu’il était clair qu’il le faudrait, à terme, du fait de la Covid-19 qui frappait de plein fouet. Il faut dire que le succès avait été au rendez-vous, et de loin. Capitalisant sur le plan Émergence et le pacte national pour l’émergence industrielle initiés respectivement par le gouvernement Driss Jettou en décembre 2005 et le gouvernement Abbas El Fassi en février 2009, la première phase du PAI avait permis de hausser de 7% par an le chiffre des exportations industrielles; une tendance que la crise pandémique n’a d’ailleurs, tant s’en faut, pas entravée, puisqu’avec 360 milliards de dirhams (MMDH) en 2022, contre seulement 160 en 2013, l’industrie s’accapare désormais 86% du commerce extérieur marocain.

Création d’emplois
En termes, par ailleurs, d’emplois, M. Elalamy s’est certes, on se le rappelle, régulièrement écharpé avec le Haut-Commissariat au plan (HCP) sur les réalisations faites à ce niveau, le patron de ce dernier, en l’occurrence Ahmed Lahlimi Alami, ayant même demandé en mars 2018 l’arbitrage de M. El Othmani, mais le fait est qu’il est établi que le nombre de postes créés se compte en dizaines de milliers (sur un objectif initialement fixé à 500.000 et qui selon lla tutelle aurait atteint 565.843, contre pas plus que 38.000 à en croire le HCP). Il n’en reste pas moins qu’une mise à jour est toujours souhaitable.

Déjà cité plus haut, la Covid-19 y appelle, car si celle-ci a confirmé que le monde était bien devenu un village selon la fameuse prophétie du penseur canadien Marshall McLuhan, elle a aussi mis à nu la fable de ce que certains aiment encore à présenter comme étant une “mondialisation heureuse”: il suffit, littéralement, d’un éternuement pour tout chambarder et que l’on en revienne à des considérations plus nationales.

La Chine, d’où tout était parti en décembre 2019, s’est avérée incapable de continuer de servir d’atelier pour la planète entière du fait de la rupture des diverses chaînes logistiques, et cela par ailleurs été le cas de l’ensemble des tissus industriels que l’on trouve ici et là. Et plus récemment, c’est l’invasion en cours depuis fin février 2022 de l’Ukraine par la Russie qui est venue à son tour obscurcir l’horizon, en ce que ces deux pays sont notamment des points névralgiques pour la production et l’exportation de gaz et de pétrole ou encore de blé, y compris à destination du Maroc.

Sans compter, enfin, le problème endémique du changement du climat, dont un des effets est également d’accentuer les conflits dans les régions où il a le plus d’impact et ainsi de compliquer davantage le flux des marchandises, qui peuvent parfois dépendre de la situation dans les zones en question. De ce fait, il va de soi que la nouvelle stratégie industrielle sur laquelle planche actuellement le Maroc, et ce comme le détaille le ministre Ryad Mezzour dans l’interview qu’il nous accorde, ait fait de la souveraineté son mot d’ordre; lors de la première journée nationale de l’industrie, tenue le 29 mars 2023 à Casablanca, le message adressé par le roi Mohammed VI aux participants s’y était d’ailleurs longuement attardé.

L’ére de la souveraineté
Le Souverain avait alors appelé à “se préparer pleinement à inaugurer une nouvelle ère industrielle portée vers et par la notion de souveraineté”. Mais comment cela peut-il bien se traduire? Il faudra certainement attendre encore pour le savoir, étant donné que ce n’est que récemment que des cabinets spécialisés ont été mis sur la tâche; mais ceci dit, on peut peutêtre d’ores et déjà essayer d’en dégager les traits saillants à partir de ce qui a été dit par les uns et les autres et également ce qui a été fait. Ce qui semble clair pour le décideur marocain, c’est que le Maroc ne peut, de un, pas tout produire -objectif qui serait, à tout le moins, absurde à poursuivre- et que, de deux, pour ce qu’il produit, il se doit d’être compétitif.

C’est-à-dire que c’est par la qualité, et non par simple devoir national, que le consommateur devrait être poussé à consommer “made in Maroc”, sachant d’autant plus qu’au vu de l’étroitesse du marché intérieur national, il faudra nécessairement à un moment chercher à conquérir l’étranger et que l’argument patriotique a des limites, et ce non seulement physiques. Et à cet égard, le Maroc a prouvé qu’il avait les moyens de signer de véritables “success stories”. Deux secteurs, en particulier, présentent des cas éloquents: l’aéronautique et l’automobile. Dès l’adoption du plan Émergence, ces derniers avaient été identifiés comme potentiels métiers mondiaux du Maroc (3M, avec aussi par ailleurs, l’agroalimentaire, l’électronique, l’offshoring et les textiles et cuir).

Avec 142 entreprises ayant pignon sur rue, dont les géants européen Airbus et américain Boeing, le Maroc a pu dépasser au cours de l’année 2022, en ce qui s’agit d’abord de l’aéronautique, les 20 MMDH d’exportations (21 MMDH plus exactement selon les chiffres que nous a donnés M. Mezzour, contre 7 MMDH en 2014), sans compter les quelque 20.000 emplois directs générés.


Collins Aerospace fête ses 10 ans d'implantation au Maroc.


Taux d’intégration
Et cerise sur le gâteau, ce sont 43% des composants qui sont produits localement; l’objectif est de monter, d’ici 2025, à un taux de 50%. Par rapport, par ailleurs, à l’automobile, les réalisations sont encore plus impressionnantes: en 2022, les exportations ont représenté plus de 111 MMDH, ce qui est cinq fois plus que le chiffre à la veille de la mise en route du PAI à lui seul. Freiné par la Covid-19, à la veille de laquelle il était parvenu à produire 700.000 véhicules par an, soit une unité chaque 1min 30, le Maroc est parvenu à pleinement relancer la machine et peut désormais viser d’atteindre rapidement le cap du million, voire des deux millions, comme M. Mezzour en avait affiché l’ambition dans une vidéo publiée le 29 décembre 2022 sur la page Facebook du ministère de l’Industrie, en se donnant comme deadline l’année 2030. Concernant, enfin, le taux d’intégration, il s’apprête sans doute à dépasser les 70%, pourrait encore augmenter dans le moyen terme jusqu’à 80% et, surtout, peut donner l’ambition au Maroc, grâce à l’expertise qu’il a acquise sur l’ensemble de la chaîne de valeur, de créer ses propres marques de voitures; ce que de nombreux entrepreneurs de la nouvelle génération ont justement compris, à l’instar des initiateurs des projets Namx et Neo Motors, que Mohammed VI avait reçus “himself” le 15 mai 2023 au palais royal de Rabat.

Enfin, l’automobile emploie aujourd’hui près de 220.000 personnes. En fait, ces réussites, couplées aux capacités montrées pendant la Covid-19 à se mettre rapidement par exemple à produire de façon massive des masques ou encore, à partir de pratiquement rien, du gel hydroalcoolique, y compris pour les autres pays -notamment africains, qui, on se le rappelle, avaient vu une quinzaine d’entre eux recevoir un large don sur instructions de Mohammed VI en juin 2020-, donnent l’impression finale que le Maroc sous-performe et qu’il est en train de boxer en dessous de la catégorie où il devrait normalement se trouver.

Capital humain
Exception faite des 3M, il se retrouvait encore récemment à faire venir d’ailleurs, comme s’en étonnait en juin 2020 M. Elalamy à la chambre des représentants, des lits d’hôpitaux et des tables d’écoliers alors qu’il sortait en même temps de ses usines des respirateurs et des réacteurs d’avion; constat qui avait, au passage, poussé le responsable à mettre à la disposition des investisseurs une banque de 100 projets pour lesquels le Maroc présentait des avantages comparatifs évidents et qui pouvaient permettre en même temps au Royaume de substituer jusqu’à 34 MMDH d’importations -lors d’une rencontre tenue le 6 décembre 2022 à Casablanca, M. Mezzour avait révélé qu’avec une banque de désormais 275 projets, le potentiel actuel était de l’ordre de 68,6 MMDH, et qu’en deux ans 1.219 investissements avaient été retenus pour être accompagnés et que le nombre d’emplois créés pourrait atteindre les 272.000.

Mais pour autant, cela ne veut pas dire que tout roule et qu’il suffit juste d’activer les bons ressorts pour que, comme par magie, le Maroc devienne, mutatis mutandis, une sorte de Chine de l’Afrique. Pour en revenir à l’aéronautique et à l’automobile, il faut d’abord dire que le Maroc a pu compter sur la mise en place, parallèlement au développement des deux secteurs, de formation qualifiantes dédiées, qui a fait qu’il pouvait compter sur un capital humain en adéquation -un impératif majeur, que les industriels ne peuvent ignorer au moment de faire le choix de mettre leurs billes.

`Est-ce toutefois le cas pour l’ensemble des filières? Et est-ce que, à la base, celles dont dispose actuellement le Maroc suffisent encore pour lui permettre d’atteindre ses ambitions? Car plus le taux d’intégration augmente, plus on ne se contente plus seulement de faire du montage ou, pour le dire de façon plus familière, de “serrer des vis”, et plus on se retrouve à opérer sur des métiers de pointe. À ce titre, Mohammed VI avait souligné ceci à l’occasion de la journée nationale de l’industrie: “Le nouveau tissu industriel doit généraliser l’adaptation du capital humain aux besoins spécifiques des projets industriels et renforcer les compétences managériales.

Recherche et développement
A cette fin, il est nécessaire d’assurer aux jeunes une formation de qualité au diapason des nouveaux besoins et des nouvelles mutations et ouverte sur les nouvelles technologies, dans le cadre d’un partenariat public-privé plus renforcé.” Ensuite et en dehors des ressources humaines, il s’agit également de disposer de capacités remises à jour en termes de recherche et de développement, car sans savoir-faire, sans “know-how”, il est tout-à-fait impossible de répondre à l’ensemble des besoins des clients et de le faire à des prix adéquats (car il ne faut pas oublier que pour recourir à des brevets détenus par autrui il faut impérativement débourser de sa poche).

Or, à ce niveau, le Maroc reste bien en deçà -la R&D ne dépasse pas les 1% du produit intérieur brut (PIB), alors que les experts recommandent généralement le double au minimum-, et peut-être que le Plan d’accélération de la transformation de l’écosystème d’enseignement supérieur, de la recherche scientifique et de l’innovation “PACTE ESRI”, en cours de mise en oeuvre depuis février 2022 au niveau de la tutelle, pourra permettre de changer la donne (lire n°1483, du 21 au 27 avril 2023). Enfin, un des défis majeurs qui se posent à l’avenir est celui de l’énergie. Du pétrole et du gaz, le Maroc n’en possède pas (en tout cas pas encore, car tout peut changer du fait des recherches menées par plusieurs compagnies internationales dans le sous-sol marocain depuis vingt ans), et se doit donc de s’approvisionner ailleurs pour faire tourner la machine.

Facture énergétique
Ce qui a bien sûr un prix d’autant plus conséquent que la guerre en Ukraine l’a impacté, bien que comme l’explique M. Mezzour dans l’interview, les autorités ont fait en sorte que cela ne se répercute pas sur les factures destinées aux industriels. Cela implique de développer, d’autre part, les énergies renouvelables et faire coûte que coûte en sorte d’atteindre d’ici la fin de la décennie 2020 le seuil de 52% dans le mix énergétique national (tout en faisant en sorte que ces énergies coûtent le moins cher à produire, ce qui ne semble pas vraiment le cas pour le solaire, à propos duquel le Conseil économique, social et environnemental (CESE) avait fustigé en juillet 2020 le recours à la technologie dite CSP (centrale solaire thermodynamique) par l’agence spécialisée “MASEN”).


Ryad Mezzour inaugure la nouvelle usine
de GMD Métal Tanger. Le 8 octobre 2022


Conquête de marchés
Mais la décarbonation, pour reprendre le terme désormais en vogue, c’est aussi pour des impératifs d’exportations: avec l’entrée en vigueur, à partir du 1er octobre 2023 au niveau des pays de l’Union européenne (UE) de la taxe carbone, les produits marocains risquent bien d’y perdre au change. Et le problème est que le Vieux Continent est justement le principal marché généralement visé par le Maroc, bien que les accords de libre-échange (ALE) signés depuis le début du siècle ont tendu à réduire cet ancrage, et que l’adhésion en février 2019 du Royaume à la future zone de libreéchange continentale africaine (ZLECA) -pas encore entrée en vigueur- pourrait davantage l’orienter vers le Sud plutôt que le Nord.

Cela pourrait, en outre, aussi faire perdre l’opportunité qu’ambitionne de saisir le Maroc de récupérer une partie des usines que l’UE cherche à relocaliser depuis la Chine du fait de la hausse du coût de la main d’oeuvre dans l’Empire du Milieu et de la réalisation post-Covid-19 de la fragilité du réseau logistique euro-chinois (et par ailleurs aussi, sans doute, pour des raisons politiques de défiance occidentale à l’égard de Pékin). Ce qui serait certainement fort dommageable. En tout cas, M. Mezzour et, derrière lui, le gouvernement Aziz Akhannouch a bien du pain sur la planche s’il espère que l’industrie marocaine puisse continuer de tirer son épingle du jeu, et pourquoi pas viser encore plus haut...

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