En dépit du rétablissement de ses relations avec Israël, le Maroc semble devoir encore tenir compte de certains équilibres et notamment de l’opinion publique nationale. Mais sa marge de manoeuvre est réduite, surtout que la question du Sahara est également en jeu.
Israël peut bien changer de gouvernement, comme il l’a fait le 13 juin 2021 avec l’installation à la tête de son Exécutif du cabinet mené par le chef du parti Yamina, Naftali Bennett. Ses relations avec le Maroc, elles, restent pour l’heure les mêmes et pourraient même bientôt donner lieu à un échange de visite entre le ministre des Affaires étrangères, Nasser Bourita, et son homologue israélien Yaïr Lapid: M. Lapid avait profité du déplacement effectué le 7 juillet 2021 par le directeur général de son ministère, Alon Ushpiz, dans le Royaume pour remettre une lettre officielle à M. Bourita l’invitant à se rendre dans l’État hébreu, tandis que le quotidien Times of Israel avançait dans son édition du 13 juillet 2021 que “des pourparlers” sont en cours pour que M. Lapid puisse luimême faire le chemin inverse.
“J’ai hâte de renforcer les liens politiques entre Israël et le Maroc et de construire une coopération économique, technologique, culturelle et touristique entre les deux pays,” avait argué, le 7 juillet 2021 sur le réseau social Twitter, M. Lapid. Quelle va être la réponse du Maroc? Et, à vrai dire, a-t-il vraiment le choix? Car il faut rappeler le contexte dans lequel le Royaume a, après un peu plus de vingt ans de rupture, rétabli le 22 décembre 2020 ses relations officielles avec Israël: celui relatif à sa première cause nationale, celle du Sahara marocain, dont les États-Unis reconnaissaient le 10 décembre 2020 par le biais de leur président Donald Trump le caractère marocain tout en poussant le Maroc, en contrepartie, à “normaliser”, pour reprendre un terme cher à la sphère islamiste, avec Israël.
Position inchangée
Certes, il ne s’est pas agi, comme l’a notamment fustigé la machine médiatique algérienne, d’un vulgaire marchandage qui, au passage, se serait fait sur le dos des Palestiniens, le roi Mohammed VI ayant lui-même pris le téléphone, immédiatement après ses entretiens avec M. Trump, pour appeler le président palestinien Mahmoud Abbas et lui assurer que sa “position (...) soutenant la cause palestinienne demeure inchangée” et “que le Maroc place toujours la question palestinienne au même rang de la question du Sahara marocain et que l’action du Royaume pour consacrer sa marocanité ne se fera jamais, ni aujourd’hui ni dans l’avenir, au détriment de la lutte du peuple palestinien pour ses droits légitimes”.
Mais difficile de dire que la marge de manoeuvre du Maroc ne s’est pas réduite, même si au moment des tensions qu’avait par exemple connues en mai 2021 le Proche-Orient, suite aux tentatives d’expulsion de familles palestiniennes du quartier palestinien de Cheikh Jarrah à Al-Qods, il avait qualifié d’“inadmissible et susceptible d’attiser les tensions” l’acte des autorités coloniales israéliennes -qu’il s’était toutefois retenu, soit dit en passant, de nommer- et avait envoyé, sur instructions du roi Mohammed VI, une aide humanitaire au profit de la population palestinienne en Cisjordanie et dans la bande de Gaza.
La venue le 16 juin 2021, sur invitation du Parti de la justice et du développement (PJD), du chef du bureau politique du mouvement palestinien du Hamas, Ismaël Haniyeh, ne doit à cet égard elle aussi pas faire illusion et faire croire à une autonomie d’action de la part du Maroc, mais plutôt être considérée comme participant d’une politique d’équilibrisme, de sorte à ne fâcher ni un camp ni l’autre, ou contenter les deux à la fois pour user d’un jargon plus politiquement correct.
Ce n’est d’ailleurs sans doute pas un hasard qu’au moment même où M. Haniyeh se trouvait sur le sol marocain M. Bennett recevait de la part du roi Mohammed VI une lettre de félicitations soulignant entre autres “la détermination du Royaume du Maroc à poursuivre son rôle agissant et ses bons offices en faveur d’une paix juste et durable au Moyen-Orient, à même de garantir à l’ensemble des peuples de la région de vivre côte à côte dans la paix, la stabilité et la concordance”, certains observateurs y voyant là aussi un rappel de la particularité de la démarche marocaine, ayant en fait déjà cours du temps du roi Hassan II et qui consiste, comme l’expliquait le 14 décembre 2020 M. Bourita dans une interview au média électronique Kifache TV, à entretenir de “canaux” avec toutes les parties, y compris quand il s’agit d’ennemis jurés comme Israël et le Hamas qui viennent encore de se faire la guerre onze jours durant au cours du printemps -c’est à ce titre que le roi Hassan II avait par exemple joué un rôle clé dans le processus ayant mené à la signature, fin mars 1979 à Washington, du traité de paix israélo-égyptien.
Mais combien de temps le Maroc pourra- t-il encore tenir? Car d’un côté, on le sait, Israël, et en cela il est soutenu par les États-Unis, préférerait que le Maroc “aille de l’avant”, pour reprendre l’expression utilisée le 30 juin 2021 par le média électronique américain Axios pour révéler la teneur d’échanges qu’avait eus “plusieurs jours” auparavant M. Bourita avec le coordinateur du conseil national de sécurité US pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord, Brett McGurk.
Un rôle agissant
Ce qui, toujours selon Axios, impliquerait le passage à l’étape de la mise en place de véritables ambassades, le Maroc et Israël se contentant pour l’heure de simples bureaux de liaisons, comme ce fut déjà le cas dans la seconde moitié des années 1990. Et en “échange”, M. Bourita aurait enfin obtenu la garantie américaine que l’administration du président Joe Biden n’allait pas annuler la décision de M. Trump, ce qui était d’ailleurs dès le 1er juillet 2021 officialisé par la voix du porte-parole du département d’Etat américain, Ned Price (lire Maroc Hebdo au quotidien nº236).
On peut imaginer ceci dit que la partie israélienne voudrait bien aussi que le Maroc tempère de ses “ardeurs” pro-palestiniennes, et notamment qu’il coupe le cordon avec le Hamas. Le chef du bureau de liaison israélien à Rabat, David Govrin, l’avait d’ailleurs explicitement signifié au moment de critiquer sur le réseau social Twitter, le 25 mai 2021, le Chef du gouvernement Saâd Eddine El Othmani après que ce dernier eut félicité le mouvement palestinien pour sa “victoire” contre Israël à l’issue de la susmentionnée guerre qui venait de les opposer.
“J’ai été interpellé par la déclaration du Chef du gouvernement marocain, M. Othmani, qui a soutenu et félicité les organisations terroristes du Hamas et du Jihad islamique soutenues par l’Iran. Quiconque soutient les alliés de l’Iran renforce son influence régionale. Renforcer l’Iran, qui sème la destruction dans les pays arabes et soutient le [mouvement séparatiste sahraoui du] Front Polisario, n’est-il pas contraire aux intérêts du Maroc et des pays arabes modérés?,” avait écrit M. Govrin dans une publication, avant par la suite de retirer celle-ci suite aux protestations des internautes marocains qui y avaient vu une ingérence de sa part.
D’un autre côté, et en dépit des résultats d’un récent sondage du réseau de recherche Arab Barometer qui avait établi que quelque 41% des Marocains seraient favorables à l’accord signé avec Israël -sa publication avait eu lieu le 9 juin 2021-, une partie de l’opinion publique y demeure opposée et n’avait pas manqué de le faire savoir au moment des affrontements entre Israël et le Hamas, avec des milliers de manifestants qui avaient investi, le 17 mai 2021, les rues du Royaume.
Dans cette catégorie de la population on trouve, certes, des militants sincères issus notamment de la gauche, à l’instar de l’avocat et défenseur des droits humains Abderrahmane Benameur -dont on se souvient comment il avait été honteusement violenté par les forces de l’ordre au cours d’un sit-in tenu le 30 mars 2021 à Rabat-, mais il y a une nombreuse foule d’islamistes, principalement ceux de l’organisation d’Al-Adl Wal Ihsane, qui par le biais d’un faux-nez comme le Front marocain pour le soutien à la Palestine et contre la normalisation, mis en place le 1er mars 2021 avec quatorze autres associations, semble moins vouloir défendre la cause palestinienne que la sienne vis-à-vis de l’État marocain -qui, tout en la tolérant, ne l’a jamais dûment autorisée. Et quoi qu’il en soit, cet État marocain ne peut pas ne pas tenir compte de cela, ce qui fait que même au plan interne il se doit, dans une certaine mesure, de composer.
Pressions américaines
M. El Othmani lui-même, au niveau du PJD, se retrouve à faire le grand écart, signant d’un côté la déclaration rétablissant les relations avec Israël, tout en invitant M. Haniyeh au Maroc -c’est pratiquement en même temps que le dirigeant palestinien avait été convié par le parti de la lampe. Et une institution non-étatique comme la Confédération générale des entreprises du Maroc (CGEM), au moment de la crise Israël-Hamas avait dû se résoudre, le 11 mai 2021, à ajourner un wébinaire qu’elle était en passe d’organiser en partenariat avec les Organisations patronales et commerciales israéliennes (IEBO) sur les opportunités commerciales et d’investissements en Israël.
En même temps, les pressions n’ont jamais été aussi importantes de la part du duo américano-israélien: pour l’administration Biden, il est question, et ce comme le soulignait Axios, d’obtenir “la première réalisation tangible dans [ses] efforts (...) pour faire avancer les accords de normalisation de l’ère Trump entre Israël et le monde arabe”, tandis que les gains politiques seraient également non-négligeables pour M. Bennett, étant donné qu’il pourrait dès lors se vendre auprès de l’électorat israélien en tant que faiseur de paix.
Et cet électorat, on le sait, comprend des centaines de milliers de Marocains, restés d’autant plus pour beaucoup d’entre eux attachés à leur marocanité, et tout rapprochement effectué entre Rabat et Israël et donc pour bénéficier au gouvernement israélien en place: on se souvient d’ailleurs, à ce propos, comment l’ancien Premier ministre Benjamin Netanyahou avait vainement tenté, début décembre 2019, de rencontrer le roi Mohammed VI au Maroc en y accompagnant le secrétaire d’État américain Mike Pompeo, et trois jours après l’accord du 22 décembre 2020 il l’avait aussi invité, au cours d’un appel téléphonique qualifié dans la foulée d’“amical”, en Israël. Mais à l’évidence ce serait donc M. Bourita devrait être le premier à poser le pied en terre israélienne...