L’exagération des poètes est un fait reconnu. Personne ne leur en tient rigueur. Quand ils peignent les grands évènements de l’histoire, bien souvent ils s’exaltent. C’est leur rôle. Ce n’est pas auprès d’eux qu’il faut chercher la vérité historique. L’évocation des époques mémorables de l’histoire demande du feu et de l’entrain. Alors ils forcent le trait, et lorsqu’il s’agit de faits de guerre, ce qui est réjouissant devient sublime, et ce qui est navrant devient apocalyptique.
Tout est amplifié et grossi. On n’est pas étonné de lire qu’un champ de bataille est un gouffre flamboyant ; qu’un immense linceul recouvre des soldats défaits ; que les exactions d’un tyran ont noyé Rome dans le sang de ses enfants ; ou qu’un déluge de morts peut faire enfler un fleuve. En revanche le phénomène contraire n’est pas commun.
On a rarement entendu un poète parler d’une guerre comme d’une échauffourée, et alléguer qu’une tuerie de masse entraîne un nombre assez important d’hématomes et d’éraflures. Mais récemment, le poète saoudien, Abderrahmane Al-Shamri, s’est illustré dans ce genre de sobriété de langage.
Parlant de la guerre d’Algérie, qui s’est déroulée de 1954 à 1962, il a soutenu que ce conflit armé avait entraîné au total la mort de 156 personnes. Et tous ces infortunés auraient péri dans les prisons d’Oran, de Constantine et d’Alger. Le poète n’a pas livré beaucoup de détails sur le bagne de cette poignée de martyrs.
Mais on suppose qu’ils n’ont pas souffert, que leur mort était naturelle, et qu’ils n’étaient mêlés que de loin à cette guerre d’indépendance. Pour Abderrahmane Al-Shamri, l’Algérie n’a pas eu de martyrs. Il n’y avait pas assez d’Algériens pour cela. Les vastes terres de ce pays étaient d’ailleurs à peine habitées, et les soldats français, qui n’avaient pas grand monde à combattre, redoutaient l’engourdissement et les coups de soleil. Ils écrivaient à leurs proches et jouaient aux cartes, et de temps à autre, capturaient des mécontents. Notre poète s’est gardé d’exposer complètement ses idées, mais elles ne devraient pas être bien éloignées de nos conjectures très vraisemblables.
Un discours si nouveau n’a pas manqué de heurter les sensibilités. Mettons-nous un instant dans la peau d’un Algérien, quoique cet exercice ne soit pas aisé. On ne déprécie pas ainsi la gloire d’une nation en réduisant à si peu de choses tous ses héros tombés au combat ! Diviser par plus de 9000 le nombre des victimes d’une guerre qui a forgé, dans le sang et les larmes d’ancêtres vénérés, la mémoire collective d’un peuple ! C’est déjà bien assez que les historiens sérieux le divisent par 4.
La science, passe encore, se dirait notre Algérien zélé, mais qu’un poète inconnu vienne arracher les atours de notre histoire comme on arrache le plumage d’une dinde, c’est indécent, et d’ailleurs c’est aussi douloureux ! Il faut le comprendre. Son indignation est patriotique, et il est jaloux des légendes qui fixent à un million et demi le nombre des martyrs de la guerre. Est-il besoin de préciser que, si les estimations du poète saoudien prêtent à rire, celles des Algériens ne sont pas moins abusives et grotesques ?
La recherche historique en recense, en vérité, entre 250.000 et 400.000, chiffre bien plus sérieux et, soit dit en passant, fort éloigné des 5 ou 6 millions de morts comme l’a déclaré Abdelmajid Tebboun, président algérien. Quoi qu’il en soit, pour étouffer tout esclandre, l’Arabie saoudite s’est hâtée d’exprimer son vif regret diplomatique. Les instances, saoudiennes aussi bien qu’algériennes, ont sommé en vain le poète de retirer ses propos. Mais peut-être devrait-il rétorquer, aux uns et aux autres, qu’il le fera volontiers lorsque les Algériens cesseront d’enfler aussi déraisonnablement le nombre de leurs héros ?