Le phénomène des enfants de la rue prend des proportions alarmantes

UNE BOMBE À RETARDEMENT

Drogue, mendicité, vol, viol… Le quotidien des enfants de la rue est un supplice. Ils fuient leur foyer familial parce qu’il est violent et se retrouvent dans la rue, où la violence est beaucoup plus grande. Victimes de violences et de crimes, ces enfants de la rue en sont aussi des acteurs. 27.231 d’entre eux ont fait l'objet de poursuites en une année. Ce fléau social devra accaparer toute l’attention de la classe politique. Il en va de l’avenir du pays, qui ne peut se concevoir sans sa jeunesse.

Mardi 2 février 2021, 21 heures passées, Maârif extension, Casablanca. Une scène déchirante se livre, comme chaque nuit, aux passagers et habitants de ce quartier huppé de la capitale économique: des enfants dormant serrés l’un contre l’autre, à même le sol, emmitouflés dans des couvertures usitées, squattant la terrasse d’un restaurant qui a fermé ses portes à cause des mesures restrictives dictées par le gouvernement. Une scène qui se reproduit pratiquement dans chaque quartier de la ville et qui attire des regards parfois empathiques, souvent stigmatisants. La vie de ces enfants aussi sombre que la nuit épaisse qui tombe sur Casablanca.

Réalité macabre
Dans la journée, chaque rond-point, carrefour ou allée ne désemplissent de ces enfants et adolescents qui se frayent un chemin au milieu de la circulation, s’agrippent à l’arrière des véhicules, quémandent quelques dirhams ou agressent les automobilistes et les piétons. Inconscients, fuyant un foyer qui ne les a jamais réellement abrités, pour ces enfants et adolescents de tous âges, la rue peut être perçue comme un espace de liberté, voire un espace ludique.

Chaque enfant a sa propre histoire. Certains se retrouvent à la rue parce qu’ils sont orphelins, d’autres parce qu’ils sont dans une famille recomposée et qu’on ne veut plus d’eux. Il y a aussi tous ceux qui sont une charge économique trop lourde pour leurs parents. Ou encore ceux que la violence quotidienne, cruelle, récurrente et intolérable, pousse à élire domicile dans la rue, où ils demeurent frustrés, apeurés et désespérés. Ils grandissent et deviennent adultes dans les rues. Leur présence provoque dans la plupart du temps un sentiment de rejet et d’insécurité qui grandit au fur et à mesure que leur nombre augmente.

Apitoyer les passants
La situation des filles de la rue, d’après les recherches de la sociologue Soumaya Naamane Guessous et du socio- anthropologue Chakib Guessous, est différente. Elles sont globalement des filles enceintes qui fuient le foyer familial et les jugements des autres. La mendicité est leur première et principale source de rentrée d’argent. En bas âge ou adolescents, ils quémandent quelques dirhams aux passants, le regard effaré, méfiant et parfois menaçant.

Au niveau des feux rouges, ils ne sont pas les seuls à occuper la rue. Des femmes, accompagnées de bébés en train d’allaiter ou d’enfants en bas âge, s’adonnent aussi à la mendicité. Elles exploitent ces bambins, sales et affamés, pour apitoyer les passants sur leur sort et les inciter à être généreux à leur égard.

Plan de protection
Des femmes marocaines mais aussi subsahariennes avec leurs enfants qui surgissent de nulle part à tout rondpoint ou carrefour des grandes villes comme Casablanca, Fès ou Tanger. Une réalité macabre et implacable dont une facette obscène a été révélée le 3 février 2021 par le ministre de la Justice, Mohamed Ben Abdelkader. «Un total de 6.172 enfants ont été victimes de crimes et délits en 2019, alors que 27.231 autres ont fait l'objet de poursuites au cours de la même année», a-t-il révélé en réponse à des questions écrites de groupes et groupements parlementaires des chambres des représentants et des conseillers. Pour lui, «ces chiffres mettent en évidence le besoin d'adopter une nouvelle approche dans le traitement des questions de l'enfance, y compris en matière d'accompagnement et d'insertion dans la société et de participation à la dynamique du développement».

Trois jours auparavant, lundi 1er février, à Rabat, le président du Ministère public, Mohamed Abdennabaoui, a levé le voile sur une autre réalité apparente relative à leur exploitation dans la mendicité. «Quelque 142 affaires relatives à l’exploitation des enfants dans la mendicité ont été traitées dans les villes de Rabat, Salé et Témara, grâce à la coopération entre les parties prenantes au plan national de protection des enfants contre ce phénomène, lancé en décembre 2019», a-t-il déclaré lors de la réunion du comité de pilotage du plan de protection des enfants contre l’exploitation dans la mendicité, consacrée au bilan annuel de l’expérience pilote de l’équipe de terrain s’activant à Rabat, Salé et Témara. Les décisions adéquates ont été prises selon les cas et varient entre la remise de l’enfant à son milieu familial et l’admission à un établissement de prise en charge sociale, le cas échéant, a-t-il ajouté.

Crise sanitaire
Ce qu’ont révélé MM. Ben Abdelkader et Abdennabaoui n’est que la face émergente de l’iceberg. La face cachée est bien beaucoup plus choquante. Victimes de violences et de crimes, ces enfants de la rue en sont aussi des acteurs. Par dizaines, par vingtaines voire plus, des enfants ou adolescents se regroupent. La raison pour laquelle ces petits gens se constituent en groupe est qu’ils cherchent à se protéger contre les adultes qui résument à leurs yeux tout le mal qui se lit sur leurs visages expressifs. A l’approche d’un inconnu adulte, leurs traits se crispent et leurs voix se nouent de trémolos.

Parfois, ils affichent de l’agressivité pour se protéger. Mais ce ne sont pas ces adultes qu’ils craignent le plus. Ils redoutent leurs pairs aînés. Dans chaque groupe, il y a un chef qui abuse de ses «protégés». L’abus est ici exprimé sous toutes ses facettes. Le plus dangereux est celui sexuel. Le «chef» abuse quotidiennement d’eux. Les abusés ne doivent pas se montrer réticents ou résistants. Sinon, ils risquent d’être sauvagement agressés à l’aide d’un couteau ou d’une lame de rasage. C’est la raison pour laquelle ils n’hésitent pas à sombrer dans le monde de la drogue. Quelle drogue consomment- ils? De la colle aux drogues dures, c’est en fonction de la «recette» de la journée.

La peur, l’angoisse permanente d’être agressés par leurs semblables et la violence de leur «chef», le regard méprisant des citoyens justifient en quelque sorte leur addiction aux drogues. Avec des petits sacs en plastique collés au nez, ils sniffent la colle à longueur de journée. Voici une représentation bien ancrée dans l’esprit collectif d’un enfant de la rue.

Mais leur quotidien est bien plus malheureux et violent. Ils fuient leur foyer familial parce qu’il est violent, et ils se retrouvent dans la rue, où la violence est bien beaucoup plus grande.

Réalité amère
Ce phénomène de société n’est pas nouveau. Il a plutôt pris beaucoup d’ampleur ces dernières années. Puis, il a atteint des proportions alarmantes, devenant plus visible et plus insistant, depuis le début de la crise sanitaire qui a entraîné une crise sociale et économique. Bien entendu, le lien de cause à effet entre cette crise qui a engendré des pertes d’emploi et une crise sociale et la sortie à la rue d’une nouvelle «promotion » d’enfants qui ont perdu l’estime de soi et la confiance en tout et en la société, est établi.

Ne traitant qu’un volet de cette réalité amère, le gouvernement a mis au point un plan national de protection des enfants contre la mendicité en lançant un projet pilote dans la région de Rabat. Au vu de l’envergure de ce phénomène, ce n’est pas un projet pilote ou un plan dont on ne voit pas encore l’impact sur le terrain qui va résoudre le problème. Les enfants de la rue sont le résultat de l’échec des politiques publiques et de gouvernements qui se sont succédé depuis l’indépendance.

La marginalisation des secteurs sociaux et l’absence de la couverture sociale fragilisent davantage ce noyau dur de la société qu’est la famille. Et quand on sait que les répercussions socio-économiques de la crise sanitaire ont montré qu’au Maroc, il y a plus de 5,4 millions de familles vivant dans la précarité absolue, il va falloir prendre ce constat et ce phénomène très au sérieux. Les grandes villes comme Casablanca voient l’arrivée de dizaines d’enfants dans la rue chaque jour.

Liberté illusoire
En quête d’une liberté illusoire ou d’une affection perdue, ils osent faire le pas quand ils constatent que d’autres, ayant le même âge qu’eux, y sont déjà installés. En dehors du sentiment d’insécurité que leur apparition à tout coin de rue ou boulevard procure pour les citoyens, ces enfants et adolescents qui n’ont pas de raison de vivre deviennent trop nombreux et cela représente -à Dieu ne plaise!- une bombe sociale à retardement.

Les effets de la crise aidant, les ménages marocains, dans leur majorité, peinent à s’en sortir et les difficultés et la violence au sein de certaines familles montent d’un cran, menaçant par là la santé psychologique de milliers d’enfants considérés parfois comme «une charge de trop» par leurs parents. Il est grand temps que ce fléau social accapare toute l’attention du gouvernement et de la classe politique.

Il en va de l’avenir du pays qui ne peut se concevoir ou être envisagé sans sa jeunesse. Mais une jeunesse consciente et épanouie, pas laissée pour compte et marginalisée. A la veille des élections législatives et communales de 2021, les partis politiques, de quelque couleur soient-ils, devront introduire cette question urgente dans leurs programmes électoraux.

Ce rendez-vous est crucial pour le Maroc de demain. Tout programme gouvernemental qui n’accorde pas de l’intérêt à ces phénomènes de société comme celui des enfants de la rue est bancal car toute croissance économique doit avoir un impact réel et patent sur le quotidien des citoyens.

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