Pénurie d’eau : une affaire de tous


Dans son discours au Parlement, le 14 octobre 2022, Sa Majesté le Roi a donné l’alerte sur l’urgence du problème de l’eau. L’état actuel des ressources hydriques interpelle gouvernement,
institutions et citoyens.

C’est Théodore Steeg, l’ancien résident général de France et plus tard président du conseil des ministres français, qui, raconte-t-on, aurait dit qu’“au Maroc, gouverner, c’est pleuvoir”, tant la pluviométrie s’est toujours retrouvée au cœur des enjeux politiques nationaux. Les Berbères de l’antique Maurétanie tingitane n’avaient-ils pas déjà fait d’Anzar, personnification de la pluie dans leur mythologie, un “aguellid”, c’est-à-dire un roi? C’est dire si, au-delà des discussions de politique générale qui en découlent, la raréfaction des ressources hydriques à laquelle est soumis le Royaume depuis de nombreuses années est sans doute et avant tout une question de survie de la nation marocaine.

Ce que, en tant que représentant suprême de cette nation, le roi Mohammed VI n’ignore, à l’évidence, pas lui-même. “Principe premier de toute forme de vie, l’eau est aussi une composante essentielle du processus de développement et une ressource indispensable à la viabilité des projets et activités productives, dans leur ensemble” vient-il d’ailleurs de souligner dans son discours d’ouverture du parlement du 14 octobre 2022, dont un des deux points focaux -avec celui de l’investissement- a justement été “la problématique de l’eau et les défis urgents et futurs qui s’y rattachent”.

Le Souverain avait ainsi mis en exergue, dans ce discours, le fait “que le pays traverse actuellement la période de sécheresse la plus intense qu’il ait connue depuis plus de trois décennies”.

Un programme national prioritaire

Selon par exemple une étude élaborée par le ministère de l’Équipement sur la pénurie d’eau et les mesures d’urgence pour sécuriser l’approvisionnement, jamais le ciel marocain n’a été aussi peu clément depuis qu’en 1981 le Maroc a commencé à mesurer son taux de précipitations: 39mm seulement sur la période courant de septembre 2021 à février 2022, soit près de 64% de moins que le record de 61mm enregistré en 1994, celle qui était restée dans les annales comme celle de la “crise cardiaque”, expression popularisée alors par le roi Hassan II. Les barrages eux, sont même descendus au taux de remplissage famélique de 24%, alors qu’à un moment on s’alarmait encore du “simple” fait qu’il allait passer en-dessous du seuil de 30% -ce dont, rétrospectivement, on se satisferait sans doute bien aujourd’hui.

Mais au-delà de ces chiffres qui ne peuvent, en dernière analyse, donner qu’une appréciation machinale de la situation, la chose a surtout eu un effet concret sur la vie des agriculteurs, ces “fellahs” qu’en son temps le politologue français Rémy Leveau qualifiait de “défenseurs du Trône”; n’étaient les quelque 10 milliards de dirhams (MMDH) mobilisés, sur instructions royales, à la mi-février 2022 au titre du plan de lutte contre les effets de la sécheresse, la casse n’aurait sans doute pas pu être limitée.

Lesquels 10 MMDH avaient, on le rappelle, consisté en 3 MMDH d’aides octroyés via le Fonds Hassan-II pour le développement économique et social, 1,12 MMDH servant à accélérer la mise en œuvre de l’assurance sécheresse et 6 MMDH pour le rééchelonnement de la dette des agriculteurs et le financement des opérations d’approvisionnement du marché national en blé et aliments du bétail et des investissements innovants en matière d’irrigation. En somme, un véritable sacrifice financier représentant tout de même près de 1% du produit intérieur brut (PIB) et qui, on le devine, n’est pas reproductible à l’envi. Par là même, une meilleure gestion des ressources hydriques s’impose. A ce titre, il se trouve que dès janvier 2020, Mohammed VI avait procédé au lancement du programme prioritaire national d’approvisionnement en eau potable et d’irrigation 2020–2027, et ce pour la bagatelle de 115,4 MMDH.

Une enveloppe à laquelle doivent aussi s’ajouter plus tard, et ce à l’horizon 2050, quelque 268 MMDH, de sorte à compléter la mise en œuvre du plan national de l’eau (PNE) adopté en décembre 2019 par le gouvernement Saâd Eddine El Othmani et dont le programme prioritaire ne doit constituer que l’ébauche.

 

Mise en œuvre

De quoi s’agit-il au juste? D’abord, la priorité des priorités, celle qui, en tout cas, engloutit plus de la moitié du programme prioritaire (61 MMDH exactement), apparaît comme étant la construction des barrages.

A cet égard, le Maroc n’est, pour le moins, pas vraiment dépourvu, ayant notamment bénéficié de la politique des grands barrages que l’on doit à Hassan II qui, il y a lieu de le dire, a fait école dans le reste du monde arabe et de l’Afrique.

Politique que Mohammed VI a par la suite reprise à son compte, puisque comme il l’a rappelé au parlement, il est lui-même à l’origine de “plus de 50 nouveaux ouvrages de grande ou moyenne taille”, tandis que “20 autres sont en cours”. Dans le même sens, le ministre de l’Équipement, Nizar Baraka, avait indiqué lors de sa participation au dernier Symposium de l’eau, organisé le 5 octobre 2022 dans la ville de Casablanca, que 129 barrages collinaires allaient être construits; ce qui constitue un pas de géant en avant quand on sait que seuls huit sont généralement programmés par an.

 

La politique des grands barrages

Selon des informations données par le prédécesseur de M. Baraka, à savoir Abdelkader Amara, au moment de la présentation du programme prioritaire, ce sont 909 barrages collinaires que le Maroc peut potentiellement accueillir, et si les moyens le lui permettent, on peut imaginer que les pouvoirs publics feront le nécessaire pour maximiser les capacités du Royaume à ce niveau. Mais ce serait, ceci dit, avoir la vue courte que de seulement compter sur les barrages, et à ce propos l’État semble miser sur deux autres ressources principalement: les eaux usées, dans un objectif essentiel d’irriguer les espaces verts sans recourir à l’eau propre à la consommation et donc éviter un gaspillage qui par exemple a été cette année d’un milliard de m3 (2,3 MMDH se sont vu allouer par le programme prioritaire à cet effet); mais aussi et surtout l’eau de mer. Après des expériences réussies dans la région du Sahara, la plus aux prises à la sécheresse, en l’occurrence dans les villes d’Akhfenir, Boujdour, Laâyoune et Tantan, le modèle a plus récemment été reproduit plus au Nord, dans les villes d’Agadir et d’Al Hoceima et devrait également bientôt l’être dans d’autres.

En tête des villes ciblées, Casablanca, dont le barrage Al-Massira, dans la province de Settat, n’arrive plus à subvenir aux besoins gargantuesques (il était descendu, au cours du mois d’août, à son plus bas taux de remplissage depuis son inauguration en 1979, à savoir 5%).

 

La grande autoroute de l’eau

Ainsi, une station est prévue dans la mégalopole même, qui pourra par ailleurs également compter sur la station en construction dans la ville d’El Jadida, pourtant initialement non prévue dans le programme prioritaire mais que la réalité du moment a fini par imposer au point que c’est dès décembre 2022 qu’elle devrait entrer en fonction (comme par ailleurs dans la ville de Nador, où une station de dessalement devrait également voir le jour). Il faut dire aussi que le temps presse: selon les prévisions les plus optimistes, Casablanca ne pourra, dès 2025, plus subvenir à ses besoins, ce qui obligerait les autorités à opérer des coupures régulières d’eau, comme d’ailleurs la rumeur avait à un moment circulé au cours de l’été au plus fort de la canicule.

Une menace qui plane également, en outre, sur d’autres bassins hydrauliques nationaux comme ceux de la Moulouya, de l’Oum Errabia et du Tensift et qui avait notamment nécessité que le gouvernement Aziz Akhannouch débourse 2,042 MMDH dans le cadre d’un plan d’urgence mis en œuvre tout au long des premières semaines de l’année 2022. Heureusement, ce ne sont pas tous les bassins hydrauliques qui sont concernés, puisqu’en dépit du déficit de cette année 2022 -qui a tout de même pu atteindre les 70%- ceux du Loukkos ou encore du Sebou restent autosuffisants et sont même en mesure de fournir en eaux les autres bassins; idée sur laquelle Mohammed VI est lui-même revenu au parlement en insistant sur “la mise en place d’interconnexions hydrauliques”.

Il s’agit là aussi, en fait, de la reprise du vieux rêve de la grande autoroute de l’eau à travers laquelle l’État compte, à partir du Nord, généralement plus pluvieux que le reste du pays, desservir le Sud jusqu’en plein désert: c’était le montant rondelet de près de 31 MMDH d’investissement qui avait à un moment été avancé pour un projet en trois phases devant aboutir en 2025, avant d’être enterré alors que les cabinets d’ingénieries Novec, filiale de la Caisse de dépôt et de gestion, et Conseil-ingénierie-développement (CID) ainsi que l’espagnol Typsa avaient, en avril 2014, remporté un appel d’offres de l’Office national de l’eau et de l’électricité (ONEE) pour plancher dessus. A en croire toutefois le propos tenu par M. Baraka lors de la dernière réunion tenue le 21 octobre 2022 par le comité national chargé du suivi de l’état de l’approvisionnement en eau, mis en place le 30 juin 2022 par le gouvernement Akhannouch, la partie intéressant le transfert d’eau du bassin de Sebou à celui de Bouregreg est de nouveau pleinement d’actualité.

 

Sensibilisation des citoyens

Le communiqué publié à l’issue de la réunion a, ainsi, indiqué qu’“une attention particulière a été accordée au lancement [de ce] transfert”. Pourquoi pas alors imaginer l’autoroute de l’eau devenir réalité? Reste en tout cas que, quel que ce soit l’effort consenti par l’État, il restera, somme toute, nul du moment que le citoyen ne s’implique pas.

Comme l’a rappelé Mohammed VI au parlement, “il nous incombe, à nous tous, en tant que Marocains, de redoubler d’efforts pour faire un usage responsable et rationnel de l’eau”. “Cela passe par un changement véritable de comportement dans notre rapport à l’eau,” avait-il poursuivi. On rappellera que le programme prioritaire dédie 50 millions de dirhams à la communication et la sensibilisation en vue de renforcer la conscience liée à l’importance de la préservation des ressources en eau et la rationalisation de son utilisation; en revanche, il faut se dire que l’État se devra bien, à un moment ou un autre, frapper du poing sur la table: quand on sait qu’au dessous de 1.000m3 par citoyen et par an l’on est en situation de stress hydrique et qu’en 2030 on devrait en être à une moyenne deux fois inférieur, le moins que l’on puisse en conclure est qu’il n’y aura pas d’autres choix.

Ainsi, un renchérissement des factures d’eau ne sera pas à écarter, d’autant que l’eau se vend actuellement à un prix qui n’est pas exactement le sien: le rapport de la Commission spéciale sur le modèle de développement (CSMD), présenté devant Mohammed VI en mai 2021, avait, à cet égard, mis en évidence ce qu’il avait décrit comme étant une “péréquation tarifaire tacite entre le secteur de l’eau et le secteur de l’énergie” et qui fait que concrètement, par exemple, les services de barrage et d’irrigation sont considérés comme gratuits parce que répercutés sur ceux de l’infrastructure énergétique (une des orientations du Roi au parlement a d’ailleurs été de “prendre en compte le coût réel de l’eau à chaque étape de la mobilisation de cette ressource (l’eau, ndlr), de considérer ce que cela implique en termes de transparence et de sensibilisation aux différents aspects de ce coût”.

Dans le domaine de l’agriculture en particulier, on parle également de quotas d’irrigation proportionnels à la superficie agricole des exploitations, qui viendraient s’ajouter aux objectifs de gestion de la demande et de valorisation de l’eau dans le secteur et que le programme prioritaire a doté d’un budget de 25,1 MMDH: il s’agit, en l’espèce, de 14,7 MMDH pour la poursuite de la réalisation du programme national d’économie d’eau d’irrigation et 9,4 MMDH pour la conversion des systèmes d’irrigation traditionnels en systèmes d’irrigation goutte-à-goutte, pour une superficie globale de 510.000ha et 160.000 agriculteurs bénéficiaires. Il faut aussi signaler que dans le cadre de la réforme des modalités d’octroi de la subvention pour l’aménagement hydro-agricole dans les exploitations agricoles, actée en mai 2022, les cultures hydrovores que sont celles des avocatiers, des pastèques et des nouvelles plantations d’agrumes ne sont désormais plus éligibles au programme de soutien à l’irrigation localisée.

D’autres mesures sont également sans doute à attendre en ce qui concerne les eaux souterraines et les nappes phréatique, qui, comme l’a regretté Mohammed VI au parlement, pâtissent du pompage illégal et du creusement de puits anarchiques alors qu’elles gagneraient à être exploitées plus rationnellement; ce qui est sûr est qu’il n’y a plus de temps encore à perdre. Autrement, ce serait faire déshonneur à la vérité millénaire du Maroc exprimée par Théodore Steeg…

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