Omar El Kettani: "La dette publique hypothèque les générations futures des Marocains"

Entretien avec Pr Omar El Kettani, économiste

La dette publique globale du Royaume atteint un niveau inquiétant. Une situation qui diminue le pouvoir de négociation lors des prochains emprunts, avec tout ce que cela entraîne comme conséquences sur le plan social. Le point avec Omar El Kettani, professeur universitaire et expert en économie sociale et islamique.

Lors de la récente conférence sur les finances publiques, Faouzia Zaaboul, la directrice du Trésor, a attiré l’attention sur la dette publique, qui a dépassé, selon elle, 70% du PIB, seuil toléré pour les économies émergentes. Qu’en est-il vraiment de la soutenabilité de la dette du Trésor et de la dette publique globale?
Plus de 70% du PIB, c’est à peu près 80 milliards de dollars. Chaque année, la valeur ajoutée que le Maroc produit se situe entre 2,5 et 3% en moyenne, ce qui équivaut à 3,5 milliards de dollars annuellement. D’une manière statique, si on consacre cette valeur ajoutée rien que pour rembourser la dette, le Maroc va rembourser sa dette sur 25 ans, sans compter les intérêts composés. Cela veut dire que les gens qui prennent la décision d’emprunter hypothèquent les générations futures, qui vont devoir rembourser la dette. Nommé pour une période cinq ans, un ministre endette le pays pour les 25 ans à venir. C’est vraiment irresponsable.

C’est une attitude immorale, la même qui a amené le Maroc à la politique du PAS (Plan d’ajustement structurel) des années 1980 dictée par le Fonds monétaire international (FMI). Pour nous débloquer une situation de crise monétaire, le FMI nous a imposé sa politique qui a sensiblement augmenté le taux de pauvreté au Maroc. La politique du PAS consiste à bloquer l’évolution des salaires, bloquer l’emploi dans le secteur public, baisser la couverture de la Caisse de la compensation, sans toucher particulièrement les riches.

Des mesures qui ont impacté les couches fragiles de la société. Les conséquences sont très graves parce que quand on diminue la couverture sociale, c’est la précarité totale qui s’installe. Les foyers nourrissent moins bien leurs enfants et ainsi les capacités intellectuelles de ces derniers deviennent faibles, ce qui contribue à la déperdition scolaire… C’est dire l’effet multiplicateur et l’effet cascade de la politique dictée par le FMI durant ces années.

Cela veut-il dire que nos responsables ne connaissent pas les risques d’un tel niveau d’endettement?
Soit nos responsables sont inconscients des risques à encourir ou bien ils s’en fichent. Car ce sont toujours les mêmes erreurs qui se répètent. Si on ne peut pas rembourser la dette, qu’est-ce qui va se passer au Maroc? On va miser davantage sur l’endettement, la privatisation et les impôts. Pour le Marocain, l’endettement, la privatisation et les impôts sont une perte sèche.

Actuellement, le gouvernement réfléchit à comment rembourser les emprunts et parle d’une réforme fiscale. Et quand on parle de réforme fiscale au Maroc, cela signifie une augmentation des impôts. Qui va payer ces impôts? C’est la classe moyenne. Si on fragilise encore plus la classe moyenne, on fragilise la plaque tournante au niveau de la demande de l’économie marocaine. Tout le circuit économique tourne autour de la classe moyenne. Malheureusement, depuis quelque temps, on est en train de miroiter les richesses sous-marines sur les côtes du Sahara marocain pour faire passer la pilule et faire accroire que les difficultés systématiques seront dépassées dans le futur.

C’est insensé car c’est une chose qu’on ne maîtrise pas. Si on continue de s’endetter avec cette cadence, on va finir par privatiser l’OCP, le dernier trésor que possède le Maroc. L’Occident veut que les pays du Tiers-monde soient en permanence endettés pour subir les décisions, les mesures et la politique qu’on leur impose. Quand on est endetté, on n’a pas de pouvoir devant celui qui nous prête de l’argent. On perd sa souveraineté sur le plan des négociations. Ce qui est sûr, c’est qu’on va continuer à emprunter pour rembourser tant que des solutions réelles et réalistes ne sont pas prises. Il va falloir même fin à la rente notamment dans le secteur public, au travers des appels d’offres.

Que pensez-vous du poids des recettes de l’endettement dans les ressources ordinaires telles qu’elles ont été établies dans le projet de loi de finances 2022?
Elles constituent près de 25% des ressources ordinaires, c’est énorme. Cela équivaut à mettre le PIB en situation d’hypothèse risquée. On va avoir un déficit budgétaire encore plus important qui va être comblé par la pression fiscale (chaque Marocain paie des impôts de l’ordre de 22% en moyenne de son revenu ). Il y a trois alternatives dangereuses: l’augmentation des impôts et de la dette et la privatisation. C’est une fuite en avant.

La crise sanitaire et économique réduit la marge de manoeuvre du gouvernement. N’est-ce pas?
On prétexte qu’il y a la crise sanitaire et économique. Ce qui est vrai et implacable. Mais on oublie que le gouvernement n’a pas mis en place une véritable politique d’austérité. Pourquoi n’a-t-on pas diminué les hauts salaires et plus de 100 avantages et privilèges accordés aux hauts fonctionnaires (déplacements et voyages à l’étranger, voiture de luxe, bons de carburants…)? Si on veut vraiment mettre en oeuvre une politique d’investissement sérieuse tout en maintenant un niveau très élevé de l’investissement public, il va falloir, en parallèle, diminuer le coût de la fonction publique. Sommes-nous vraiment en crise quand on achète des voitures de luxe pour des fonctionnaires de l’État ou des responsables de communes? Comment peut-on admettre qu’on charge un ministre d’une question sociale quand on lui offre un niveau de vie de luxe? C’est une contradiction criante.

En plus de cela, la loi de finances sort le 1er janvier de chaque année alors que nous n’avons aucune visibilité du sort de la campagne agricole. Or, presque les deux tiers de la croissance du PIB sont dus à la pluviométrie et à la bonne saison agricole.

Lorsque des ingénieurs de l’Ecole Mohammedia des ingénieurs ont exhorté nos responsables de lancer la loi de finances à fin mars de chaque année, après qu’on ait une idée précise de la production agricole pour pouvoir construire un budget général sur une approximation beaucoup plus liée à la réalité, personne n’a prêté attention à leur suggestion.

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