C'est ce 11 janvier 2022 que Tel-Aviv boucle sa première année de présence diplomatique au Maroc. Un exercice au cours duquel le factuel maroco-israélien a été riche en événements. Annonciateur de développements qui ne sont, sans doute, pas encore à leur aboutissement.
Israël, “parlons-en”. Tel avait été le grand titre de notre numéro du 17 décembre 2021 dont la couverture avait été consacrée à l’an I des accords d’Abraham, et le moins que l’on puisse dire est qu’avec un sujet aussi passionné, on n’est sans doute pas près d’avoir fini d’en “parler”, justement. Surtout que l’actualité s’y prête de façon tenace. Cette fois, l’événement est le premier anniversaire de la réouverture du bureau de liaison israélien à Rabat, actée le 11 janvier 2021.
Celui-ci avait déjà eu pignon sur rue dans la seconde moitié des années 1990. Il avait ouvert le 1er septembre 1994, près d’un an jour pour jour après la signature à Washington du premier accord d’Oslo -le 13 septembre 1993-, au titre duquel Israël avait accepté de retirer son armée de certaines parties de la Cisjordanie et de la bande de Gaza et les Palestiniens avaient établi leur Autorité nationale -un deuxième accord d’Oslo suivra en septembre 1995.
Mais dès l’automne 2000, le bureau avait dû fermer. Raison, le déclenchement, fin septembre 2000, de la deuxième intifada palestinienne. Dans un communiqué en date du 23 octobre 2000, le ministère des Affaires étrangères avait mis en cause “l'échec du processus de paix” et “les agissements inhumains perpétrés par les forces israéliennes depuis des semaines contre les civils palestiniens et le recours à la machine de guerre pour tuer des civils innocents”. Mais on l’a vu, bien de l’eau a coulé sous les ponts.
Protocole sécuritaire
Dans le cadre des accords d’Abraham, chapeautés par les États-Unis, le Maroc a été un des quatre pays arabes après les Émirats arabes unis, le Bahreïn et le Soudan à normaliser ses relations avec Israël, et depuis que le Royaume les a officiellement rejoints en décembre 2020, ce ne sont pas moins d’une vingtaine de conventions et de mémorandums qui ont été signés avec l’État hébreu.
Certains se souviennent encore de l’ancien bureau de liaison, avenue Mehdi Ben Barka, une des plus cossues de la capitale. Pour accéder à ses locaux actuels, situés dans un immeuble, c’est plutôt avenue Annakhil qu’il faut se rendre. Le nouvel emplacement est non moins enviable: les avenues Mehdi Ben Barka et Annakhil se croisent d’ailleurs au niveau du quartier de Hay Ryad, où se trouve cette dernière. Mais en lui-même, le bureau de liaison ne paie pas vraiment de mine.
En y arrivant pour l’entretien avec le maître des lieux, David Govrin, on s’imagine à peine qu’il s’agit de la représentation diplomatique officielle de l’État d’Israël, celle-là même qu’avait inaugurée le ministre des Affaires étrangères israélien, Yaïr Lapid, en personne le 13 août 2021, au cours de la visite de deux jours qu’il effectuait alors au Maroc. Seuls la présence de vigiles ainsi que le protocole sécuritaire -présentation de la carte d’identité nationale, impossibilité de faire entrer son téléphone portable- peuvent le laisser deviner. Discrétion? Difficulté à trouver mieux?
Car il faut rappeler qu’au cours de ses sept premiers mois de fonction, M. Govrin avait dû travailler depuis un hôtel. Dans son édition du 21 juillet 2021, le quotidien israélien Haaretz révélait tout le mal qu’il trouvait pour s’installer dans les quartiers habituellement réservés à l’activité diplomatique, comme celui dit justement des Ambassades ou encore Souissi, où se trouvait l’ancien bureau de liaison. “Les propriétaires ont refusé de lui louer,” avait pudiquement glissé Haaretz, ce qui selon la même source aurait poussé les autorités marocaines à proposer “un immeuble loin du centre-ville”, dont il nous a été impossible de vérifier si c’est celui-là même où le bureau de liaison a fini par “échouer”.
Et d’aucuns se demandent d’ailleurs si ce ne sont pas ces mêmes autorités qui sont derrière les fins de non-recevoir essuyées par M. Govrin, de crainte de se retrouver dans l’obligation de ne plus seulement le reconnaître comme chargé d’affaires, mais comme ambassadeur -ce que ce dernier assure être désormais, après en avoir fait l’annonce le 11 octobre 2021 sur le réseau social Twitter. “Je devrais présenter mes lettres de créance dans les prochaines semaines,” nous a-t-il confié dans l’interview qu’il nous a accordée (lire ailleurs).
Résistance marocaine
C’est que le Maroc semble résister à passer à l’étape supérieure de la normalisation tant que l’actuelle administration américaine, menée par le président Joe Biden, ne se contente de soutenir que mollement son intégrité territoriale. Questionné à plusieurs reprises, le porte-porte du département US, Ned Price, a, certes, à plusieurs reprises -la dernière, le 7 octobre 2021- réitéré qu’il n’y avait pas de changement par rapport à la reconnaissance de la souveraineté du Royaume sur son Sahara, décidée le 10 décembre 2020 par le président Donald Trump. Le 29 octobre 2021, les États-Unis ont également fait adopter au niveau du Conseil de sécurité une résolution sur la situation concernant les provinces du Sud saluée dans la foulée par le ministre des Affaires étrangères, Nasser Bourita, en ce sens qu’elle a consacré “une solution politique réaliste, pragmatique, durable et mutuellement acceptable” et “qui repose sur le compromis” eu égard au différend autour d’elles. Et, aussi, qui tienne “compte des efforts consentis depuis 2006 et des faits nouveaux survenus depuis”. En d’autres termes, l’initiative marocaine pour la négociation d’un statut d’autonomie, justement soumise à la discrétion du Conseil de sécurité en avril 2007. Mais le consulat américain qui devait voir le jour à Dakhla, capitale économique du Sahara marocain, semble remis aux calendes grecques.
Un consulat aux calendes grecques
Le Congrès, qui tient lieu de parlement des États-Unis, a refusé d’inclure son financement dans le budget fédéral signé le 27 décembre 2021 par M. Biden. Et il y a plus: la même partie a conditionné l’aide militaire au Maroc à un soi-disant engagement de sa part “à rechercher une solution politique mutuellement acceptable”, comme si c’était lui, et non l’Algérie, qui refusait de participer aux tables rondes organisées sous l’égide de l’ONU, et comme s’il n’avait pas déjà fourni assez d’efforts en se fendant du plan d’autonomie, dans le cadre duquel il renonce à certains de ses compétences législatives, exécutives et judiciaires. Certains y opposeront que dans l’absolu, il existe une stricte séparation des pouvoirs outre-Atlantique et que tout cela n’est nullement du ressort de M. Biden ou de n’importe quel autre président.
Mais le fait que c’est le Parti démocrate (PD), dont il est issu, qui contrôle les deux chambres du Congrès laisse penser qu’il aurait tout de même été possible de faire plus et de convaincre les plus récalcitrants des élus de la formation, à l’instar du sénateur de l’État du Vermont, Patrick Leahy -à l’initiative, avec son collègue du Parti républicain (PR) de l’État de l’Oklahoma et pro-séparatiste notoire, Jim Inhofe, de la lettre des vingt-sept sénateurs demandant à M. Biden de retirer la reconnaissance par les États-Unis de la marocanité du Sahara.
Pour l’heure, cela semble en tout cas la conviction de la partie marocaine. Celle-ci, on le sait, s’est vu à au moins une reprise pousser par le biais du coordinateur du conseil national de sécurité américain pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord, Brett McGurk, à accepter de transformer les bureaux de liaisons, y compris celui inauguré le 9 février 2021 par le Maroc à Tel-Aviv, en ambassades. Mais il ne faut donc pas y voir un refus de principe. Au contraire, M. Bourita avait confié à M. Lapid au cours de son déplacement estival que le Maroc y était ouvert, ce qui avait rapidement amené le chef de la diplomatie israélienne à dire que la chose avait été décidée -des sources nous indiquent que le responsable marocain n’avait simplement pas voulu désavouer son homologue.
Pourquoi d’ailleurs pas d’ambassades? Avec l’accord de coopération sécuritaire “sans précédent” signé le 24 novembre 2021 à l’occasion de la visite de deux jours du ministre de la Défense israélien, Benny Gantz, un cap beaucoup plus avancé n’a-t-il pas déjà été franchi? Et pourquoi pas même des consulats, notamment au Sahara marocain de la part d’Israël? Quand nous lui avons posé la question, M. Govrin a jeté la balle dans le camp des responsables diplomatiques des deux pays, ce qui va de soi car la décision ne peut pas lui revenir. Mais différentes sources israéliennes laissent entendre que le sujet serait bien sur la table et que seule l’absence d’ambassades respectives poserait obstacle.
“Des relations innovantes”
Il faut dire aussi qu’Israël est déjà présente au Sahara marocain, ou plutôt à son large. Le 12 octobre 2021, la compagnie pétrolière Ratio Petroleum y avait obtenu un accord de prospection de la part de l’Office national des hydrocarbures et des mines (ONHYM). Quoi qu’il en soit, ce n’est pas seulement au sud de Tarfaya qu’il reste du chemin à parcourir.
Outre “les contacts officiels avec les vis-à-vis et les relations diplomatiques dans les meilleurs délais”, l’entrée du Maroc dans les accords d’Abraham avait également mis l’accent sur “les autorisations de vols directs pour le transport des membres de la communauté juive marocaine et des touristes israéliens en provenance et à destination du Maroc” et “les relations innovantes dans les domaines économiques et technologiques”. Au niveau du deuxième des deux derniers points, les choses semblent continuer d’avancer lentement mais sûrement, avec d’ailleurs l’ouverture des bureaux de liaison qui en est une des traductions.
On parle même d’un accord de libreéchange: dans une interview publiée le 12 janvier 2021 par le quotidien L'Économiste, Amir Peretz, alors ministre de l’Économie et de l’Industrie israélien -d’origine marocaine, soit dit en passant-, en avait fait “un objectif majeur”. Quant au point des vols directs, il prend, pour le moment, si l’on peut dire, du “plomb de l’aile”, pandémie de Covid-19 oblige. A J-13, la compagnie aérienne nationale, la Royal air Maroc (RAM), avait dû annuler le premier de ces vols qui était prévu le 12 décembre 2021. Mais ce n’est sans doute que partie remise.
Contrairement à ce que beaucoup peuvent penser, c’est le volet qui tient le plus au Maroc et notamment au roi Mohammed VI. Et pour cause: “les liens spéciaux qui unissent la communauté juive d’origine marocaine, y compris en Israël, à la personne de Sa Majesté le Roi” et qu’avait soulignés le communiqué du 10 septembre 2021 officialisant la normalisation.
On le sait, de nombreux Israélo-Marocains, même s’ils ne sont plus porteurs de passeports marocains, continuent de considérer le Souverain comme étant leur chef de l’État et exhibent pour beaucoup son portrait chez eux, comme l’ont montré de nombreux reportages effectués par les télévisions marocaines et israéliennes. Sans compter l’attachement tout court qu’ils gardent pour le Maroc.
Un attachement viscéral
Preuve en est par exemple le maintien de rituels typiquement marocains tels la fête de la Mimouna, célébrée au sortir du dernier jour de la pâque juive de la Pessah, de la darija, qui est d’ailleurs enseignée dans les écoles israéliennes depuis l’année scolaire 2016-2017, et, de façon plus visible au Maroc, les pèlerinages de la hiloula, qui donnent l’opportunité aux membres de la diaspora juive marocaine dans le monde entier, et pas seulement en Israël, de revenir dans le pays qui les a accueillis près de deux millénaires durant pour se recueillir, à l’occasion de la commémoration de son décès, d’un “tsadik”, un saint juif.
Bien sûr, les gains politiques de la normalisation ne sont pas négligeables, à commencer par le ralliement des États-Unis aux thèses marocaines. Tout comme au plan militaire l’appréhension est désormais de mise en Algérie quant à la possibilité que le Maroc mette à profit l’accord de coopération sécuritaire pour la distancer -au point qu’un “faucon” algérien revendiqué avait confié au quotidien français L’Opinion pour un article publié le 30 novembre 2021 qu’il était favorable à une guerre “maintenant” car “ce ne sera peut-être plus le cas dans quelques années”.
Paix et la sécurité
Mais il n’en faut pas moins apprécier la normalisation dans toutes ses dimensions. Quant aux soubassements éthiques des liens maroco-israéliens, puisque d’aucuns se plaisent à faire le procès au Maroc pour avoir prétendument trahi la cause palestinienne -quand bien même le roi Mohammed VI ait dès le départ explicité que pour le Royaume elle restait égale à celle du Sahara marocain et que ses prises de positions aient été à l’avenant lors des événements du quartier arabe de Cheikh Jarrah à Al-Qods en mai 2021-, on peut tout simplement rappeler qu’au titre du premier accord d’Oslo la Palestine avait elle-même été le troisième pays arabe après l’Égypte -en mars 1979- et la Jordanie -en octobre 1994- à reconnaître Israël et qu’après tout le Royaume a toujours défendu la solution de deux Etats, y compris un État israélien, vivant côte-à-côte dans la paix et la sécurité. Chose dont, résolument, il faudrait également "parler".