Pour une fois, le Maroc et l’Algérie semblent avoir accordé leurs violons et regardent vraisemblablement avec beaucoup de suspicion la présence militaire turque dans leur voisinage.
“De la Libye”, disait Aristote, «vient toujours quelque chose de nouveau»: par là, le philosophe grec faisait bien évidemment référence à la totalité de l’actuel Maghreb et pas seulement à l’Etat libyen moderne, mais sa sentence pourrait quand bien même, en définitive, s’appliquer à ce seul dernier, au vu de la guerre civile qui le broie depuis bientôt une décennie. Ainsi, entre la publication de notre numéro de fin d’année et la reprise une dizaine de jours plus tard, le pays a vu Recep Tayyip Erdogan décider d’y faire intervenir, le 2 janvier 2020, son armée, avant de passer concrètement à l’action trois jours plus tard en annonçant que cette dernière se déployait «progressivement » en Afrique du Nord. But avoué du président turc, comme il l’a déclaré à la chaîne de télévision CNN Turk: «soutenir le gouvernement légitime», en l’occurrence celui de Fayez el-Sarraj.
Ce dernier fait ainsi face, depuis début mars 2015, à l’offensive menée par le lieutenant-général Khalifa Haftar, commandant en chef de l’armée nationale libyenne (ANL) et qui voit en M. El-Sarraj un simple pantin entre les mains d’une internationale islamiste qui voudrait mettre la main sur son pays et ses riches ressources pétrolières (neuvièmes réserves en barils au monde, selon les estimations les plus courantes).
M. Haftar, qui s’autoproclame maréchal et bénéficie notamment de l’appui de l’Arabie saoudite, de l’Egypte et des Emirats arabes unis et peut-être, sous le boisseau, de plusieurs pays occidentaux -la France?-, est notamment passé à la vitesse supérieure le 4 avril 2019, en passant à l’abordage de Tripoli.
Depuis lors, il n’est cependant pas parvenu à mettre la main sur la capitale libyenne, ce qui a conduit la situation à s’enliser, sans parler des milliers de morts et de blessés et des dizaines de milliers de déplacés. Partant, beaucoup considèrent qu’au lieu d’apporter la paix, l’intervention de l’armée turque est, au contraire, pour envenimer davantage les choses, quand bien même c’est M. El-Sarraj qui l’a sollicitée -en échange aussi, il faut le souligner, d’un mémorandum d’accord accordant un vaste droit de regard à la Turquie sur les ressources maritimes de la Méditerranée orientale, signé le 27 novembre 2019.
La donne n’a d’ailleurs pas été sans susciter l’inquiétude de la communauté internationale, et notamment des pays maghrébins. Ainsi, pour une fois, le Maroc et l’Algérie semblent avoir accordé leurs violons et regardent vraisemblablement avec beaucoup de suspicion la présence militaire turque dans leur voisinage. Ils avaient, avec un égal scepticisme, communiqué leur appréhension aux soutiens de M. Haftar, ce qui, dans le cas du Royaume, a semble-t-il en partie été derrière la crise diplomatique du début de l’année dernière avec les Emirats arabes unis et qui avait notamment conduit, le 14 février, au rappel de l’ambassadeur Mohamed Aït Ouali pour «concertations». Ainsi, pour le Maroc, «l’option militaire ne peut que compliquer davantage la situation », comme l’avait souligné le ministre des Affaires étrangères et de la Coopération internationale, Nasser Bourita, à sa réception, le 17 avril dans la ville de Rabat, de l’envoyé personnel de M. El-Sarraj, Juma al-Qamati. Selon lui, il n’y a pas lieu de s’écarter des accords signés le 17 décembre 2015 dans la ville de Skhirat, justement dans le Royaume, sous l’égide de l’Organisation des Nations unies (ONU) et qui consacrent une solution civile au conflit libyen.
Pour le Maroc et l’Algérie, en ajoutant bien sûr la Mauritanie et la Tunisie -qui se dit officiellement neutre et que M. Erdogan avait tenu à visiter le 25 décembre pour visiblement demander l’usage de ses espaces aériens, terrestres et maritimes pour son intervention-, ce peut être là l’occasion d’enfin véritablement concerter leurs efforts et de faire usage du poids qui, sur le plan international, devrait normalement leur revenir s’ils ne se perdaient pas en querelles byzantines, au sujet notamment du conflit du Sahara marocain. Il en va, de fait, de la survie des Etats du Maghreb