Dans “Le Vrai Créateur et le créateur imaginé”, livre dont il vient de se fendre, le journaliste marocain Mustapha Elhasnaoui, installé depuis septembre 2019 au Suède, revient sur son parcours intellectuel et spirituel aujourd’hui aux antipodes de ses croyances et convictions d’antan, autant politiques que religieuses.
Après des années à documenter sur les réseaux sociaux ce que vous avez appelé votre “voyage du doute”, qui vous a amené de l’islamisme politique à la remise en question de vos convictions religieuses dans leur ensemble, vous venez d’en faire un livre. Pouvez-vous nous en dire plus?
Ce que je dois d’abord préciser, c’est que si ce n’est effectivement que maintenant que je publie, le livre a été écrit il y a belle lurette; c’est il y a environ un an et demi que je l’ai finalisé. Après, j’ai préféré attendre le moment opportun. Et ce moment est finalement arrivé.
Mais pourquoi pas avant?
C’est une question personnelle de feeling.
Vous disiez-vous que votre voyage devait se poursuivre encore?
Non, ce n’est pas vraiment cela. D’ailleurs, concrètement j’ai beaucoup évolué dans mes idées depuis que j’ai terminé le processus d’écriture. Ou disons que si, dans le fond, mes convictions sont demeurées les mêmes, elles admettent, désormais, certaines subtilités que je n’avais pas avant. Et pourtant j’ai choisi de sortir le texte tel quel, car pour moi, au final, il dit beaucoup sur une étape de ma vie qui constitue un pan important de mon cheminement personnel et a participé et participe encore à la construction de ma personnalité.
Où en êtes-vous, concrètement, aujourd’hui dans vos convictions, justement?
Comme vous le savez, j’ai longtemps appartenu aux mouvements de l’islam politique marocain, en étant un fervent militant. Et, au fur et à mesure, j’ai fini par remettre non seulement en question cette idéologie, mais son fondement religieux même. J’en suis arrivé, pour dire les choses sans ambages ni user de circonlocutions superflues, à “douter”, et c’est de là que vient ce que j’ai appelé mon “voyage du doute”, de l’essence divine des religions dans leur ensemble, y compris la religion islamique où j’ai été bercé. Comme y renvoie le titre de mon livre, je crois que ce que beaucoup dépeignent comme étant le créateur est avant tout le fruit de l’imagination, et le fait religieux reste pour moi, au final, un phénomène essentiellement humain.
Une telle affirmation est, comme vous pouvez l’imaginer, péremptoire aux yeux de beaucoup de gens, notamment au Maroc, où la majorité de la population demeure profondément religieuse. Et on peut deviner que dans votre entourage direct, votre profession de “foi”, si l’on peut dire, ne soit pas passée crème…
Oui dans mon entourage, au sein de ma famille, beaucoup de gens n’ont pas accepté ce que je suis devenu. Mais ceux qui me connaissent savent que je ne peux pas être ce que je ne suis pas et, pour les simples beaux yeux du public, me voiler la face. Comme on le dit, “chassez le naturel, il revient au galop”. Sauf que je ne dirais pas que j’ai fait l’objet de “rejet”, si c’est cela à quoi vous faites référence.
Globalement, j’ai eu droit à trois types de réactions. La première, c’est ceux qui, effectivement, ont commencé à refuser de continuer de s’adresser à moi, avec qui je n’ai plus le moindre contact. La deuxième, c’est ceux qui respectent mon discours d’aujourd’hui, voire qui l’ont chaleureusement accueilli. Et la troisième, c’est ceux avec qui je continue d’entretenir des rapports normaux, mais qui évitent systématiquement de mettre le sujet de mes nouvelles convictions sur le tapis. Et contrairement à ce que l’on peut généralement imaginer, ceux avec qui j’ai gardé les amitiés les plus solides sont parfois des religieux. Et c’est parmi ceux qui ne le sont pas vraiment que je trouve certains qui me boycottent.
Vous imaginez-vous, un jour, revenir à vos convictions religieuses d’antan?
Je ne l’écarte pas, bien entendu. Je peux très bien me tromper. Ce que je fais, en substance, c’est user de ma raison, et c’est ce que celleci me dicte en ce moment qui fait que je pense ce que je pense. Après je peux me retrouver à découvrir de nouvelles pistes que je n’aurais pas suffisamment explorées auparavant. Tant que je reste en vie, tout est encore possible.
Reprenons le fil de votre histoire personnelle. Comment en étiez-vous arrivé, à la base, à devenir islamiste?
Je suis, in fine, le produit de mon éducation familiale. Je suis né et j’ai été élevé dans un milieu conservateur, et dès ma prime jeunesse je me suis retrouvé dans les mouvements islamistes, dont les idées ont façonné ma prise de conscience intellectuelle. Politiquement, je me suis tout naturellement retrouvé encarté au Parti de la justice et du développement (PJD), et, dans le cadre de mon travail de journaliste, j’ai oeuvré dans différents médias de la nébuleuse islamiste, notamment l’hebdomadaire “Assabil”, où j’étais engagé quand, en mai 2013, j’avais été arrêté pour appartenance à une organisation terroriste (lire encadré). Mais ce que je dois dire c’est que dès cette époque, mon éloignement des idées du courant islamiste était perceptible.
C’est-à-dire?
Je pense que le Printemps arabe, où j’avais milité pour l’avènement de l’islam politique et qui pour moi était l’occasion où jamais d’un “grand soir” qui permettrait l’instauration d’un califat sur toutes les terres historiques de l’islam, m’avait désenchanté. L’expérience islamiste au pouvoir a été, je peux le dire, décevante et bien en deçà des espoirs que, dans les courants islamistes, on nourrissait. Mais à côté de cela, avait commencé à germer en moi une certaine perplexité vis-à-vis du grand projet islamiste. En prison notamment, je m’étais mis à lire les livres qui racontaient la grande histoire de l’islam depuis ses débuts, à commencer par les classiques que sont les écrits d’Ibn Kathir et d’Ibn al-Athir.
Et sans donc aller vers les textes d’auteurs hostiles à l’histoire de la religion islamique, on pouvait se rendre compte que l’âge d’or dont on parlait, celui que les salasfistes, entre autres, ont érigé en exemple, n’avait jamais vraiment existé. Pour mettre l’accent sur un simple fait sur lequel on a parfois tendance à faire l’impasse, dès l’époque de ce que l’on appelle les Califes bien guidés, les luttes de pouvoir et les assassinats politiques ont été de mise, à telle enseigne que trois des quatre califes, à savoir Omar, Othmane et Ali, ont, comme on le sait tous, été tués. Et les choses ne sont pas du tout arrangées par la suite sous le règne des Omeyyades et des Abbassides.
Mais ceci est propre à tout contexte politique d’un Etat, non?
Justement, et c’est pour cela que je dis qu’il ne faut pas l’idéaliser. Il faut plutôt apprécier les choses pour ce qu’elles sont, au-delà de toute conviction qu’on peut avoir. Et dans le cas d’espèce, ne pas se gourrer et attendre que quelque chose fasse preuve de solution miracle alors qu’elle ne l’a jamais été.
Qu’est-ce qui, dans un Etat dont le système est d’inspiration religieuse, vous pose à titre personnel problème?
Ce n’est pas que cela me pose problème à moi; ce que je dis, c’est qu’un Etat doit appartenir à tous ses citoyens, indépendamment de leurs convictions religieuses. C’est le moyen d’assurer un vivre-ensemble où chacun se retrouve. Reprenons l’exemple du califat, puisque c’est de cela que nous parlions. Sur quoi se baserait-il? Quelle norme de quel groupe islamiste devrait prédominer? Les salafistes? Les soufis? Les chiites? Et là je ne parle que des seuls groupes musulmans, car quid des autres confessions? Pourquoi n’auraient-elles également pas voix au chapitre? Simplement parce qu’elles n’ont pas le nombre? Dans le cas d’un Etat laïc, il est vrai qu’on peut se retrouver face à des divergences, voire de profonds désaccords entre communautés, et cela pas seulement religieuses. Mais du moment que l’on sait que les règles qui gouvernent et régissent la société viennent de l’Homme, elles demeurent dans l’esprit de tous contestables et à même d’être adaptées. Ce qui n’est pas le cas du dogme.
Nous avons longuement évoqué, jusqu’ici, la question de votre appartenance aux courants de l’islam politique. Mais il semble manquer un gap au milieu, car entre le rejet de ce que vous venez justement de taxer de dogme, et le simple fait d’avoir une pratique quiétiste, loin de tout activisme, la nuance est, pour le moins, de taille.
Naturellement, après l’islamisme, cela m’a pris du temps pour arriver là où j’en suis en ce moment, et à un certain moment je peux dire que j’étais une sorte de musulman laïc. C’està- dire que je mettais avant tout l’accent sur les “ibadates”, la pratique religieuse quotidienne en elle-même, à savoir la prière par exemple, les différentes autres obligations, mais sans plus. Et j’avais, intérieurement, atteint une sorte d’équilibre, mais comme je suis ce que je suis, cela ne m’a pas suffi. J’ai voulu me replonger dans les textes pour pouvoir démontrer que mon approche était valable et valide, et après quelque temps, j’ai dû me rendre à l’évidence que le doute avait commencé à m’habiter pleinement.
Mon voyage avait atteint sa vitesse de croisière. Et outre les lectures que je faisais à mon niveau individuel, je posais des questions à différents alems, aussi bien proches de moi que non. Et les réponses qu’ils me donnaient n’ont pas suffi à étancher ma soif d’en savoir plus sur la vérité religieuse et ont, au contraire, davantage ajouté à ma confusion. Je raconte d’ailleurs tout cela en détail dans mon livre, où vous pourrez voir ce à quoi je fais allusion quand je parle des sentiments mitigés qui ont commencé à me hanter dès lors que j’ai été confronté à des éléments de la tradition.
Pour finir, on vous posera justement la question sur la fin dernière de votre livre. Est-ce un moyen que vous utilisez pour faire du prosélytisme pour vos idées?
Je ne formulerais pas les choses de cette façon, même si je dois avouer que c’est un texte qui entre dans le cadre des différentes oeuvres que j’ai déjà publiées et qui visent à déconstruire le discours islamiste, surtout dans son pan extrêmiste. Mon objectif visà- vis de ceux qui voudront lire le livre, c’est plus de les pousser à réfléchir, et je vous dirai que je n’envisage même pas qu’ils dussent renoncer à leurs croyances. S’ils le font, que ce soit, je l’espère, de façon pensée, et après avoir bien su faire usage de leur raison.