Mohssine Benzakour : "Les réseaux sociaux contribuent à banaliser la violence"

Entretien avec Mohssine Benzakour, professeur en psychologie sociale à l’université Hassan II de Casablanca

Le Maroc vit-il une flambée du crime? La question se pose de plus en plus alors que de nombreux citoyens se plaignent de la multiplication des agressions dans les rues du Royaume. Sur les réseaux sociaux, les images d’actes criminels de tout genre circulent et génèrent des millions de vues. Entretien avec Mohssine Benzakour, professeur en psychologie sociale à l’université Hassan II de Casablanca.

Peut-on vraiment dire que le Maroc connaît une montée inquiétante du crime?
Malheureusement, nous ne disposons pas d’études ou de chiffres exacts établis de manière scientifique à ce sujet au Maroc. Mais on peut dire qu’à travers l’observation de ce qui se passe autour de nous, il est possible d’avancer que nous constatons la montée inquiétante d’un certain type de crimes, et ça c’est nouveau à mon avis.

De quels crimes parlez-vous exactement?
Il s’agit là des crimes violents motivés par la vengeance et les pressions sociales, ou encore les crimes familiaux et les infanticides. Ce sont des crimes qui choquent non seulement par leur violence, mais aussi car ils remettent en cause nos valeurs en tant que Marocains. Les relations et les liens entre les composantes de notre société sont fragilisés par cela.

Qu’est-ce qui explique la montée de ces crimes?
En toute logique, toute société change. Au Maroc, nous sommes passés d’un modèle de société rurale basée sur l’agriculture à une société urbaine où les relations deviennent de plus en plus inhumaines. Le chacun-pour-soi prime, et on devient un étranger par rapport aux autres. Cette situation favorise le crime et la violence car les valeurs telles que l’empathie et la proximité sont affaiblies.

Et puis il y a bien évidemment l’aspect purement économique avec le manque d’opportunités et la pression qui peut pousser certains à passer à l’acte. On sait bien que dans toutes les sociétés, et pas qu’au Maroc, la hausse du chômage est toujours accompagnée d’une montée du crime de tout genre. Sans oublier bien sûr le facteur des psychotropes. Notre pays est très touché par ce fléau, et de nombreux crimes violents sont provoqués essentiellement ou en partie par la consommation ou le trafic de ces produits.

On constate que les réseaux sociaux sont de plus en plus utilisés pour relayer des images et vidéos d’actes criminels, parfois très violents. En quoi cela contribue-t-il dans ce phénomène?
Ces réseaux sont très massivement utilisés par les Marocains, et le fait qu’ils soient utilisés pour partager des séquences de crimes violents contribue à banaliser la violence. Les gens deviennent de plus en plus habitués aux images du sang, de la sauvagerie. Et je pense que cela augmente le risque de passer à l’acte chez les individus qui sont les plus prédisposés à devenir violents. Le mur qui bloque ces individus en question devient de plus en plus fragile à force qu’ils soient matraqués par les images de violence et de crime. Mais je tiens toutefois à préciser que les médias n’ont pas de pouvoir sur l’individu. Ils ne vont pas faire de quelqu’un un criminel. On ne peut pas vraiment dire qu’ils sont un facteur. Ce sont juste un catalyseur d’une certaine manière.

Les femmes sont souvent des victimes dans ces vidéos qui font le tour de la toile. Comment justifiez-vous cela?
C’est un problème général qui ne se limite pas à la violence sur les réseaux sociaux. Il est tout à fait normal que les femmes se plaignent de cette insécurité car le problème de la perception du genre féminin se pose toujours. Ces femmes sont toujours vues comme des objets et non des sujets. Le fait qu’elles soient perçues sous le prisme corporel et selon une vision masculiniste nocifs les expose à différentes sortes de violences physiques, sexuelles entre autres.

Que peut-on faire alors pour contenir et contrer cette montée du crime dans la société marocaine?
Sur le plan sécuritaire, les chiffres montrent déjà, par exemple, que 50% des détenus ne sont pas encore jugés. On peut supposer que les forces de l’ordre font leur travail, de façon globale. Il faut bien sûr agir au-delà de l’approche sécuritaire. La preuve, il y a toujours des récidivistes. Pour moi, c’est une question d’instabilité à plusieurs niveaux qu’il faut résoudre.

Une instabilité au niveau des valeurs pour commencer. Il faut investir dans l’honnêteté dans notre pays. Il faut se mettre à voir les choses comme elles le sont, loin de toute vision utopique. Il faut aussi faire face à l’instabilité sociale et économique. Je vous donne un exemple: nous avons attendu plus de 60 ans après l’indépendance pour commencer à parler de couverture sociale pour tous, et ça c’est grave. Des millions de Marocains sont restés à l’écart, marginalisés et écrasés par les problèmes de base de la vie. Il faut que l’État lance des grandes politiques en faveur de ces gens-là pour les faire sortir de la misère et pour leur redonner espoir. Cela permettra sûrement de faire reculer beaucoup de crimes qui sont généralement le résultat de facteurs socio-économiques.

Qu’en est-il de l’éducation?
C’est sans doute l’un des axes cruciaux si on veut vraiment mener une politique sérieuse de lutte contre le crime. Nous avons déjà parlé du rôle des réseaux sociaux et nous savons tous que ces plateformes sont massivement utilisées par nos jeunes et nos enfants. Et pourtant, malheureusement, l’école marocaine reste en décalage sur le plan technologique et ne propose rien pour protéger ces catégories de la société et les encadrer de sorte qu’elles puissent faire face aux contenus violents et criminels de la meilleure des manières. Encore une fois, on retourne à l’aspect le plus important: les politiques sociales en faveur de la population, qui permettraient, entre autres, d’instaurer un système éducatif adapté aux évolutions technologiques et qui comprend nos enfants pour mieux les encadrer.

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