Invités par le ministère du Tourisme, les “influenceurs” ont été sans doute les stars de la cérémonie de lancement, le 12 avril 2022, du programme Forsa, dédié aux jeunes porteurs de projets. La présence des stars du web irrite à plusieurs niveaux, alors que la question se pose: le Cabinet Akhannouch est-il en train de devenir le gouvernement de l’“influence” et des réseaux sociaux?
“Nous comptons sur vous pour faire parvenir notre parole aux jeunes Marocains, dans les villes et dans les campagnes. Tous les jeunes possèdent un smartphone et nous voulons que vous soyez les ambassadeurs de notre programme pour que celui-ci réussisse”. C’est avec ces mots que la ministre du Tourisme, de l’artisanat et de l’économie sociale et solidaire, Fatim-Zahra Ammor, a donné le coup d’envoi effectif du programme Forsa, dans un hôtel prestigieux de la capitale Rabat, le 12 avril 2022. Mais détrompez-vous, les destinataires de ces paroles ne sont pas des journalistes! Dans le luxueux plateau où a lieu la cérémonie, des visages inhabituels des événements officiels ont trouvé place aux côtés de ministres et autres hauts responsables de l’État. Des visages que les internautes marocains, notamment les plus jeunes parmi eux, peuvent toutefois reconnaître facilement. Amine El Aouni, Simo Sedrati, Jalal Aouita pour n’en nommer que quelques-uns. Environ une vingtaine de stars des réseaux sociaux, femmes et hommes, âgés de moins de 30 ans pour la plupart, plus connus par leur titre d’“influenceurs”, ont répondu présents à l’appel du gouvernement. Visages tout sourire et looks décontractés, ils fouillent sans cesse l’écran de leurs téléphones et prennent des selfies et des vidéos de l’événement.
Ils ont été convoqués pour faire la promotion de ce projet, lancé en réponse aux orientations du roi Mohammed VI, afin d’accompagner 10.000 porteurs de projets dans tous les secteurs de l’économie. Le dispositif de financement prévu au profit des bénéficiaires consiste en un prêt d’honneur d’un montant maximal de 100.000 dirhams, dont une subvention pouvant atteindre 10.000 dirhams, et la durée maximale du remboursement du prêt est de 10 ans avec un différé de 2 ans.
Un choix largement critiqué
Le choix fait par la ministre du Tourisme de solliciter des “influenceurs” de différents horizons (éducation, divertissement, bénévolat, développement, etc) a été largement critiqué, notamment sur les mêmes réseaux sociaux, où la responsable espérait mener la campagne en faveur de son chantier. À la tête des détracteurs de cette cérémonie à la sauce “influenceurs”, des journalistes professionnels étonnés d’avoir été relégués au second plan au profit de simple “stars” de la toile qui ne sont pas habiletés à informer et à communiquer sur un sujet aussi sérieux que le programme Forsa, qui constitue une des principales mesures économiques du cabinet actuel, notamment pour faire générer de l’emploi et faire baisser le taux de chômage dans un Maroc très pénalisé, depuis plus de deux années, par les effets de la pandémie du covid-19 et autres crises qui l’ont suivie.
L’imposante présence des “influenceurs” lors de la cérémonie de lancement de Forsa interpelle encore plus car elle est loin d’être isolée. Le 31 mars dernier, le ministre de l’Éducation nationale, du préscolaire et des sports, Chakib Benmoussa, s’est réuni avec des personnalités issus de milieux différents, dans le cadre d’une série de rencontres avec différents acteurs, autour de la réforme du système éducatif marocain. Outre des enseignants universitaires, les photos de l’entrevue en question montraient la curieuse présence de deux figures vastement connues sur les réseaux sociaux: Ihsane Benalluch et Nisrine El Kettani.
Avec plus de 3,4 millions et 418.000 followers sur Instagram respectivement, les deux jeunes femmes font indéniablement partie des influenceurs les plus suivis par les internautes, avec lesquels elles partagent, de manière régulière, les détails de leur vie quotidienne, aussi bien sur le plan professionnel que personnel. Mais que faisait donc une ingénieure et “influenceuse” qui affiche son titre de “Miss Monde arabe des femmes voilées” sur son compte Instagram, dans une réunion sur un dossier aussi sensible que l’avenir du système éducatif? Voilà une question que beaucoup se sont posée. L’une des deux concernées, en l’occurrence Ihsane Benalluch, a réagi aux critiques en expliquant qu’elle était présente à la réunion avec M. Benmoussa pour lui “faire parvenir les nombreuses propositions qu’elle reçoit de ses followers sur les réseaux sociaux concernant la question de l’éducation”.
Ces explications parviennent à peine à cacher le penchant de certains ministres pour cette nouvelle méthode de communication pour atteindre les citoyens, voire forger les politiques publiques. De quoi soulever des inquiétudes notamment par rapport à l’image des institutions officielles qui pourrait être dégradée, en s’enfonçant dans l’univers des influenceurs et ses codes, où la réussite est évaluée sur la base des performances en matière de “likes”, de nombre de vues et de partages, ou encore le volume du public touché, au lieu des résultats concrets qui se font sentir sur le terrain par les citoyens. La polémique autour de Forsa ne se limite pas uniquement aux interrogations sur les frontières séparant journalistes et professionnels des médias d’un côté, et les “influenceurs” de l’autre, ou encore le choix du gouvernement de mobiliser ces derniers.
Des monstres pointés du doigt
Le programme en question constitue, dans ses détails, une affaire de bonne gouvernance et de gestion des finances publiques avant tout, puisqu’une bonne partie des réactions mécontentes après la cérémonie de lancement sont liées, entre autres, au budget jugé “faramineux” dédié à l’accompagnement, y compris la communication et la promotion de Forsa: la coquette somme de 23 millions de dirhams.
Beaucoup trop pour une initiative qui prétend encourager l’entreprenariat et la productivité parmi des jeunes, d’autant plus que le prêt bancaire proposé ne dépasse pas le seuil des 100.000 dirhams par bénéficiaire. Résultats, le gouvernement se retrouve pointé du doigt pour avoir mobilisé des fonds trop importants pour “acheter” les services d’influenceurs dont la mission serait de faire l’éloge de Forsa auprès de leur public -ou followers et fans si l’on veut rester dans le jargon- qui se compte par millions. Le tout sur fond d’un discours trop optimiste, vendant même du rêve à des jeunes angoissés par le chômage et les difficultés les empêchant de se lancer dans l’entreprenariat.
Mustapha El Fekkak, créateur de contenu connu sous son surnom “Swinga” et largement apprécié par les internautes pour son travail de qualité, a été “épinglé” pour avoir bénéficié de 300.000 dirhams pour prendre part à la campagne de promotion de Forsa. Information qu’il dément catégoriquement. Plusieurs médias ont repris l’image d’un supposé “contrat” signé par l’influenceur aux millions de fans avec l’entreprise chargée de la communication sur le programme.
Un budget controversé
Même au sein de la majorité, le sujet interpelle. “1 milliard de dirhams pour 10.000 jeunes, dont 900 millions de dirhams sous forme de prêts, 250 millions de dirhams pour des sociétés privées et 23 millions de dirhams pour la communication et la promotion. La région de Marrakech et ses 250 communes auront 1.200 bénéficiaires, c’està- dire 5 bénéficiaires par commune”, a commenté Hicham Lmhajri, député du Parti authenticité et modernité (PAM).
Pour lui, expliquer et faire la promotion de ce projet “ne nécessitent pas autant de dépenses”. Des accusations que le gouvernement réfute catégoriquement, affirmant que ces stars de la toile n’ont pas été payées pour assister à la cérémonie de lancement. Les 23 millions de dirhams en question serviraient ainsi à “l’accompagnement de Forsa sur tous les plans, y compris médiatique”, et par conséquent à payer le personnel mobilisé pour la mise en place du programme et la création et la gestion de la plateforme en ligne qui permettra de recueillir les demandes des porteurs de projets.
Mais qu’en est-il des 250 millions de dirhams alloués à la Société marocaine d’ingénierie touristique (SMIT) pour piloter Forsa? En plus de son importance, ce budget alimente le débat car il sera mis à disposition d’une entité oeuvrant dans le secteur du tourisme, alors que d’autres instances publiques beaucoup plus concernées par la question de l’emploi dans sa globalité, ont été négligées. La SMIT a d’ailleurs été épinglée en 2016 par un rapport de la Cour des comptes, ce qui suscite encore plus d’inquiétude quant à la capacité de cette entité à gérer le programme Forsa.
Les interrogations relatives aux prérogatives continuent donc d’entourer ce nouveau programme, après les échos sur un bras de fer ayant opposé, pendant les quelques semaines avant le lancement de Forsa, la ministre du Tourisme au ministre de l’Inclusion économique, de la petite entreprise, de l’emploi et des compétences, Younes Sekkouri, sur la tutelle du programme. Ce dernier avait même affiché, le 4 novembre 2021, ses ambitions pour Forsa et Awrach, lors de la présentation du budget sectoriel de son département devant la Commission des secteurs sociaux de la Chambre des représentants.
En sa qualité de président de la commission stratégique en charge du programme Forsa, le chef du gouvernement, Aziz Akhannouch, a fini par choisir Fatim-Zahra Ammor pour chapeauter cet important chantier. Un choix qui est, toutefois, loin d’être dénué de sens, puisque le portefeuille de la ministre du Tourisme englobe également l’économie sociale et solidaire.