
LA TERRE PROMISE
Les gouvernements successifs ont toujours négligé le petit agriculteur. D’où l’appel royal pour la création des conditions de l’émergence d’une classe moyenne rurale.
Il se passe donc quelque chose dans le domaine de l’agriculture. Le discours royal devant le Parlement, le 12 octobre 2018, a insisté sur la nécessité d’un changement. Les petits agriculteurs doivent être insérés dans un développement inclusif. Justice doit leur être rendue parce qu’à la différence des opérateurs du secteur irrigué, ils n’ont pas vraiment tiré profit du Plan Maroc Vert (PMV). D’où la décision royale à l’adresse du gouvernement de mobiliser, à terme, un million d’hectares. C’est un nouveau modèle qui est ainsi envisagé; il doit permettre la promotion d’une classe moyenne agricole pour offrir davantage d’opportunités d’emploi aux jeunes. Dans son format actuel, le PMV doit être sérieusement réévalué alors que tout un discours officiel paraissait l’entourer et le doter de toutes les vertus.
Un processus progressif
Le ministre en charge du département de l’Agriculture, Aziz Akhannouch, a profité de l’ouverture du Salon du Cheval d’El Jadida, dimanche 14 octobre, pour annoncer aux agriculteurs la distribution d’un million d’hectares en terres arables. Le jeudi 18 octobre, voilà le département de l’Intérieur qui réagit par la voix du gouverneur directeur des affaires rurales, Abdelmajid El Henkari, expliquant notamment que cette opération d’un million d’hectares requiert une longue procédure administrative et juridique dont son département a la charge. Qu’il ne s’agit pas d’une distribution du jour au lendemain; et qu’elle s’insère dans un processus d’accessibilité du foncier agricole à l’investissement agricole. Ce processus sera progressif et il faudra des années pour que les ayant-droits y soient éligibles.
Le lendemain, vendredi 19 octobre 2018, c’est une audience royale accordée à Aziz Akkhanouch, à Marrakech, qui a eu lieu et qui fait l’objet d’un communiqué. Comment interpréter cet agenda? Le Chef du gouvernement n’y a pas été invité comme si le gros dossier de l’agriculture lui échappait pratiquement et relevant d’un «domaine réservé»… Le Roi a-t-il voulu en même temps recadrer ce membre du cabinet, jugé bien prompt à annoncer la prochaine distribution d’un million d’hectares aux petits agriculteurs, comme il l’avait fait quelques jours auparavant à El Jadida.
Faut-il y voir, comme certains le pensent, que c’est une autre lecture qui doit être faite pour conforter le statut actuel de ce ministre, président du RNI, et passablement écorné par le boycott du printemps dernier et ses suites au regard du leadership qu’il s’échinait depuis deux ans à faire prévaloir tant au sein du cabinet actuel que dans la perspective d’un «Plan B» se substituant, sous une forme une autre, à une nouvelle formule gouvernementale?
En tout état de cause subsistent certaines interrogations. Pourquoi l’évaluation du PMV a-t-elle tant tardé alors qu’il a été lancé voici dix ans et qu’il s’inscrivait jusqu’en 2020? La reddition des comptes n’a pas fonctionné, ni de la part du Parlement ni de celle des gouvernements concernés depuis 2008? Cet audit programmatique va désormais être fait à l’initiative royale. Le satisfecit peut être donné au pilier I (secteur irrigué) mais pas au pilier 2 (secteur traditionnel) puisque le Roi en personne appelle instamment à une politique davantage tournée vers les petits fellahs et les jeunes.
De quoi s’agit-il? D’arrêter et de mettre en oeuvre un processus pertinent et opératoire d’appropriation. Il faudra entreprendre et finaliser l’identification des détenteurs du droit d’exploitation des terres soulaliyates (terres collectives). Cette opération requiert que les femmes usufruitières puissent avoir un droit égal de propriété de ces terres comme les hommes. Pour l’heure, tel n’est pas le cas puisque seules des circulaires du ministre de l’Intérieur de 2009, 2010 et 2012, leur ouvrent une possibilité d’indemnisation en cas de vente. Un nouveau régime juridique doit être édicté sous forme d’une loi; ce ne serait que l’application de l’article 19 de la Constitution sur l’égalité genre. Alors, les soulaliyates pourront être totalement parties prenantes, en tant que propriétaires, avec un titre foncier et l’accès aux prêts et financements des établissements bancaires. De telles mesures ouvriraient de grandes opportunités pour donner et conforter un processus de mise à niveau du secteur traditionnel dégageant durablement des gisements d’emploi, en particulier pour les jeunes et à terme pour gérer une classe moyenne agricole.
Mise à niveau
Toutes les études économiques attestent du rôle de l’agriculture à travers ses effets directs sur l’amélioration des revenus en zones rurales et urbaines, la contribution de l’agriculture à la croissance ainsi que la création de débouchés économiques en dehors du secteur. Il a également été établi que la contribution de l’agriculture à la réduction de la pauvreté est supérieure à la part de l’agriculture dans le PIB.
L’emploi rural, voilà un premier défi. Une politique volontariste de l’État est désormais à l’ordre du jour. Elle doit conduire au soutien d’une politique que l’on pourrait appeler d’«urbanisation rurale». Elle trancherait alors avec l’emploi agricole, marqué par le sous-emploi, l’emploi non rémunéré et peu productif. Il faut ajouter que l’enjeu à moyen terme ne doit pas prioriser la création de l’emploi quantitatif –ce qui est recommandé dans le PMV–, mais plutôt la qualité de l’emploi. Ce qui pose, entre autres, la question de la capacité du milieu rural à assurer une création d’emplois pouvant retenir une partie importante de la population qui s’y trouve, et cela dans de nouvelles activités en dehors de l’exploitation agricole.
Création d’emplois
Les projections démographiques pour l’horizon 2025 donnent une population totale de l’ordre de 40 millions d’habitants, correspondant à 26 millions de population urbaine et 14 de population rurale. Sur cette base-là, cette population pourrait-elle subsister dans les conditions actuelles sur un territoire rural dégradé et en y subissant les mêmes pressions qu’aujourd’hui? C’est là la question de la «capacité d’accueil» du milieu rural. Rien n’est assuré à cet égard. Les données disponibles témoignent d’une tendance vers la croissance en superficie de la strate des moyennes exploitations et vers une érosion de la micro et petite exploitation.
Sans doute, une partie de la population rurale aura été absorbée par le milieu urbain mais la population rurale marginale sur place restera, elle, importante. L’hypothèse dominante est que le nombre des exploitations plus ou moins économiques, correspondant aujourd’hui à quelque 8 millions de personnes, ne pourra que diminuer. Pourquoi? Par suite des partages successoraux mais aussi du fait du vieillissement des exploitants et de l’incapacité de la production agricole dans les secteur traditionnel (bour). Ce phénomène va avoir une autre conséquence; il va en effet accroître fortement le nombre des foyers sans terre ou doté seulement de micro exploitations. Ce qui va augmenter encore le nombre de foyers vulnérables représentant aujourd’hui quelque 4 millions de personnes.
Résultats contrastés
Voici déjà cinq ans, un rapport sur l’évaluation du Plan Maroc Vert réalisé par Femise Research Porgramme, associant des chercheurs marocains et étrangers, s’est interrogé sur le bilan de cette stratégie. Il a relevé une amélioration de l’investissement et des effets positifs en termes de valeur ajoutée, d’emploi et d’exportations. Mais il a aussi signalé des “«contraintes structurelles » empêchant pratiquement la pleine réalisation des objectifs du PMV. Cette situation- là freine l’amélioration de la qualité des produits agricoles, le placement de ces produits sur de nouveaux marchés étrangers, l’économie de l’eau et la préservation de l’environnement.
Articulé autour de deux piliers I et II, le PMV a donné des résultats contrastés entre le premier (secteur irrigué) et le second (traditionnel, bour). Au cours de la décennie écoulée depuis 2008, ce sont plus de 104 milliards de dirhams qui ont été investis, ils ont ainsi grimpé de 6 milliards en 2008 à 40 en 2012 puis 70 en 2015 jusqu’à la présente année. La part de l’investissement privé est de 60% environ, celle du public de 40%. Depuis 2008, c’est une croissance annuelle soutenue de 5,25% qui a été enregistrée. La valeur du PIB agricole, elle, a bondi de 60% sur les 10 dernières années à hauteur de 125 milliards de dirhams.
Qu’en est–il maintenant du pilier II, celui du secteur traditionnel? N’est-ce pas ce dernier qui a le plus besoin de modernisation et de développement? Le principe de l’agrégation était bien vu et il s’imposait à l’évidence. Mais les spécificités des terres agricoles pénalisent tout réel progrès dans ces domaines: morcellement excessif, 70% des exploitations sont inférieures à 5 hectares… De tels paramètres, avec d’autres, tels l’encadrement et l’organisation, placent cette population en dehors du financement bancaire classique. Un groupe comme celui du Crédit Agricole a innové depuis deux ans dans les financements productifs. Il a ainsi mis sur pied des structures de financement spécialisées (Tamwil El Fellah, Fondation Ardi). Des plans d’action ont été arrêtés, articulés autour de mesures concrètes. L’enveloppe cumulée à la fin 2017 dépasse des crédits de 2 milliards de dirhams avec une place importante aux investissements (47%). En bénéficient les viandes rouges, le maraichage et les plantations fruitières. Mais ce portefeuille de la Fondation reste limité, à hauteur de 300 millions de dirhams environ.
L’idée de mécanismes alternatifs de financement comme la création de société anonymes de petits agriculteurs a été avancée par le rapport Femise. Cela peut surprendre à première vue, la greffe d’une société commerciale étant étrangère, ne serait-ce que culturellement, au monde rural des petits agriculteurs. Mais cette objection de principe pourrait être levée par des apports en terre en lieu et place des actions.
Un modèle à corriger
Il faudrait seulement prévoir un encadrement public. Il s’agit ici de ne pas cantonner l’agriculture traditionnelle dans le seul schéma d’«économie sociale et solidaire». Il conviendrait également, à propos de la formule d’agrégation, de proposer un contrat type précisant les droits et les obligations des deux parties contractantes, l’agrégateur et les agrégés. Une autre piste devrait être celle de l’encadrement technologique du pilier II (formation des agriculteurs, vulgarisation des techniques culturales, technologies, développement par filière…).
Ce cahier des charges a-t-il des chances d’être retenu et appliqué? La prise en mains royale de ce chantier va enfin permettre de marquer une rupture avec tout ce qui a été fait jusqu’à présent, puisque dix ans après le PMV l’état des lieux est préoccupant pour ce qui est des petits agriculteurs. Jusqu’à présent, force est de faire ce constat: cette population n’arrivait pas vraiment à se faire entendre et à pousser à des mesures en sa faveur. C’est l’efficience des politiques publiques traduisant la stratégie du PMV qui se pose. Ce sont donc les choix de l’État qui doivent être revus et corrigés. Ils commandent la réforme des circuits de commercialisation où de multiples intermédiaires continuent de fructifier un système de rente pénalisant les revenus des petits producteurs.
Enfin, stratégiquement, tout doit être fait pour réduire la dépendance actuelle en importations de céréales, ce qui menace la sécurité alimentaire nationale.Au moment où la régionalisation se met en place -avec retard-, c’est un redéploiement de la stratégie de développement agricole qui est en débat par suite du discours royal du 12 octobre devant le Parlement. Le gouvernement va-t-il s’y atteler activement pour arriver enfin à terme à davantage de justice sociale et spatiale?.