En continuant de s’attaquer à son intégrité territoriale, Moscou n’a laissé d’autre choix à la partie marocaine que de prendre position en faveur de l’Ukraine, qui elle-même fait l’objet depuis le 24 février 2022 des mêmes atteintes en plein coeur de son territoire par l’armée russe. Sans compter qu’au plan moral, c’était de toute façon le choix à faire.
Pas de condamnation ouverte, certes, de la part du Maroc de l’invasion en cours depuis le 24 février 2022 par la Russie de l’Ukraine, et même une absence à la séance de vote de la résolution de ce 2 mars 2022 de l’Assemblée générale des Nations unies “exige[ant] que la Fédération de Russie cesse immédiatement d’employer la force contre l’Ukraine et s’abstienne de tout nouveau recours illicite à la menace ou à l’emploi de la force contre tout État Membre”. Mais à bien lire la réaction, en date du 26 février 2022, du ministère des Affaires étrangères sur les réseaux sociaux, il est clair que c’est ce dont il s’agit.
“Le Royaume du Maroc réitère son soutien à l’intégrité territoriale et à l’unité nationale de tous les Etats membres des Nations unies. Le Royaume du Maroc rappelle, également, son attachement au principe de non recours à la force pour le règlement des différends entre Etats et encourage toutes les initiatives et actions favorisant un règlement pacifique des conflits,” y dit-il notamment. Surprise? Pas vraiment pour ceux qui suivent régulièrement la diplomatie marocaine.
Le Rubicon franchi
Faisant lui-même face depuis près de 47 ans à des tentatives d’atteinte par l’Algérie à sa souveraineté sur son Sahara, le Maroc s’est, on le sait, depuis toujours opposé à ce que l’on fasse de même envers l’intégrité territoriale des autres pays, allant par exemple jusqu’à dépêcher, en 1977-1978, ses Forces armées royales (FAR) au Katanga, qui tentait de faire sécession de l’actuelle République démocratique du Congo (RCD). Un principe auquel il reste fidèle même dans le cas du Kosovo, dont il continue de défendre la dépendance à la Serbie alors que son alignement sur les États-Unis et simplement l’appartenance commune au monde musulman aurait pu le pousser à le reconnaître en tant que pays indépendant (trente-et-un des cinquante-sept États membres de l’Organisation de la coopération islamique (OCI) ont des relations formelles avec le Kosovo).
Partenariat d’exception”?
Toujours est-il que par précaution et du fait du statut de la Russie en tant que membre permanent du Conseil de sécurité, sous l’autorité duquel se goupille notamment le dossier du Sahara marocain, Rabat pouvait bien, à l’instar d’une multitude d’autres pays, se retenir de se prononcer; c’est oublier que la partie russe a elle-même et depuis fort longtemps franchi le Rubicon: en effet, pourquoi y aller encore avec le dos de la cuillère alors que la Russie remet désormais directement en cause l’intégrité de votre territoire? Car après près de trois ans à s’abstenir systématiquement de voter -depuis fin avril 2017- en faveur des résolutions du Conseil de sécurité sur la situation concernant le Sahara marocain au prétexte qu’elles avantagent les thèses marocaines, la directrice du département de l’information et de la presse du ministère des Affaires étrangères russe, Maria Zakharova, avait fini le 10 juin 2021 par appeler à l’organisation d’un soi-disant référendum d’“autodétermination” dans les provinces concernées, tout en balayant d’un revers de main la décision du président américain Donald Trump du 10 décembre 2020 de reconnaître la marocanité des provinces concernées. “Nous avons considéré la décision de l’administration américaine comme portant atteinte au cadre juridique international généralement reconnu pour le règlement du dossier du Sahara occidental (sic),” avaitelle justifié.
Un propos que, le lendemain même de l’annonce de M. Trump, tenait déjà le vice-ministre des Affaires étrangères russe, Mikhaïl Bogdanov, avant d’être également repris le 27 octobre 2021 par Sergueï Verchinine, qui dispose également du statut de vice-ministre au sein du ministère des Affaires étrangères russe, lors d’un échange téléphonique qu’il avait eu avec le soi-disant “envoyé spécial chargé de la question du Sahara occidental (sic) et des pays du Maghreb” de l’Algérie, Amar Belani: les deux hommes s’étaient appelés pour coordonner les efforts de leurs pays pour contrer la résolution que venaient de déposer les États-Unis au niveau du Conseil de sécurité impliquant la voisine de l’Est dans le processus de paix au Sahara marocain, ce qu’elle rejette car elle aime à se présenter comme simple partie intéressée et non partie prenante.
Soufflant le chaud et le froid, Moscou continuait, en même temps, de s’adresser aux responsables marocains comme si de rien n’était, présentant par exemple le report du Forum de coopération russo-arabe, prévu initialement le 28 octobre 2021 dans la ville de Rabat, comme seulement dû à l’agenda surchargé du ministre des Affaires étrangères russe, Sergueï Lavrov -ce que M. Bogdanov dira lui-même à l’ambassadeur du Maroc en Russie, Lotfi Bouchaâra, lors de la réception qu’il lui avait accordée le 21 octobre 2021 et au cours de laquelle avait été annoncée la future tenue de la huitième réunion de la commission mixte intergouvernementale de coopération économique, scientifique et technique-, alors qu’en vérité la capitale russe était en train de faire plaisir à son allié algérien, dont on sait qu’il est depuis plusieurs années le premier client de son armement.
Lien de cause à effet
La diplomatie marocaine ne pouvait bien sûr être dupe, mais en son sein une certaine déception semble tout de même demeurer, du fait des nombreux efforts engagés par elle pour nouer un “partenariat d’exception” -le Cabinet royal avait lui-même utilisé l’expression dans un communiqué publié suite à la réception, fin janvier 2019 au palais royal de Rabat, de M. Lavrov par le roi Mohammed VI. “Nous avons fait tout ce qui est en notre mesure pour nous rapprocher d’eux, quitte à nous fâcher à un moment avec les Américains, mais apparemment ils ne l’entendent pas de la même oreille que nous,” confie un connaisseur de la chose diplomatique.
Dans le discours qu’il avait donné fin avril 2016 dans ville de Dariya, en Arabie saoudite, à l’occasion du premier sommet Maroc-pays du Golfe, le roi Mohammed VI avait notamment défendu son choix de se rapprocher de la Russie, qu’il venait de visiter au cours du mois précédent et dans le cadre duquel un nouveau partenariat stratégique approfondi avait été acté, et certains n’avaient pas manqué de voir un lien de cause à effet entre ce partenariat et la déclaration tenue presque au même moment par le secrétaire général de l’Organisation des Nations unies (ONU), Ban Ki-moon, qualifiant la présence du Maroc dans son Sahara d’“occupation” -on avait alors parlé, dans les milieux diplomatiques marocains, d’un chantage fait au Royaume.
Lien de cause à effet
En outre, le Maroc avait pris fait et cause, début décembre 2016, contre son propre Chef du gouvernement, Abdelilah Benkirane, après que ce dernier a critiqué le rôle de la Russie en Syrie, à l’époque où la Force aérienne russe bombardait jour et nuit l’Est de la ville d’Alep pour en déloger les opposants au régime du président Bachar el-Assad. “Le Royaume du Maroc respecte le rôle et l’action de la Fédération de Russie sur ce dossier, comme sur d’autres questions internationales,” avait alors indiqué le ministère des Affaires étrangères suite à une entrevue entre son responsable de l’époque, Salaheddine Mezouar, et l’ambassadeur Valery Vorobiev.
La Russie a choisi son camp: qu’elle n’en veuille pas au Maroc d’en faire de même, d’autant qu’il à fait l’objet dans son histoire des projets irrédentistes de ses voisins espagnol au nord et français depuis l’Algérie -les villes de Sebta et Mélilia continuent à ce jour, rappelons-le, d’être occupées par l’Espagne-, il a bien des raisons propres à lui d’appuyer l’Ukraine et son peuple...