Certains groupes considèrent qu’au-delà d’un certain taux de mélanine, on ne peut plus prétendre à la marocanité, et on est même sommé de retourner en Afrique.
“Les Marocains noirs se perçoivent d’abord et avant tout comme des Marocains musulmans et seulement secondairement comme participant à une tradition différente et/ou appartenant à une origine raciale ou linguistique spécifique, réelle ou imaginaire.” C’est la conclusion finale que dans son magnum opus, “Black Morocco” (traduit sous le titre “Le Maroc noir” aux éditions La Croisée des chemins” en mai 2019), le chercheur marocain Chouki El Hamel avait tiré de l’étude qu’il y avait consacré dans un chapitre à la musique des Gnaouas.
En effet, selon lui, ces derniers “ne semblent pas avoir le moindre désir de retourner dans leur patrie ancestrale; leur diaspora est positivement construite autour du droit d’appartenir à la culture de l’islam, et c’est l’islam et non leur conscience de leurs racines ancestrales et de la migration forcée qui a permis aux Gnaouas de s’intégrer dans leur nouvelle patrie”. Mais il n’est de toute façon pas nécessaire de se laisser aller au son du guembri et des crotales pour se rendre à l’évidence de l’appartenance au Maroc de nos concitoyens aux lointaines origines subsahariennes; il est même, en vérité, tout-à-fait déplacé de le souligner, étant donné qu’une telle réaffirmation implique en elle-même l’existence d’un doute qui ne devrait normalement même pas avoir droit de cité. Sauf que la campagne acharnée que semblent poursuivre en ce moment certains groupes nationalistes sur les réseaux sociaux le commande.
Ce qu’ils expliquent -ou plutôt vocifèrent à l’encontre de ceux qu’ils prennent pour cible, leurs détracteurs-, c’est qu’au-delà d’un certain taux de mélanine, on ne peut plus prétendre à la marocanité, et on est même sommé de retourner… en Afrique (oui, le continent). Absurdité des assertions mises à part, cela porte un nom: le racisme. Et le plus abject c’est que tout le monde y passe, même des enfants dans la fleur de l’âge; c’est d’ailleurs la photo d’une petite fille noire en tenue de la sélection nationale de football lors de la finale de la Coupe d’Afrique des nations (CAN) des moins de 23 ans que vient de remporter le Maroc qui a tout déchaîné.
Ou quand le comte de Gobineau, le fameux théoricien français de “l’inégalité des races humaines” -titre de l’essai qui lui a valu sa sinistre postérité-, se retrouve à faire des émules sous le ciel chérifien. Certes, on ne peut nier l’existence historique du fait raciste à l’encontre des Noirs dans notre pays; comme les historiens du Maroc le savent, il fallut qu’advienne le protectorat pour que dans la première moitié des années 1920 l’esclavage, qui les concernait essentiellement, soit aboli, et ce suite à la publication par Urbain Blanc, délégué à la résidence générale, d’une circulaire dans ce sens.
Et encore, il fallut quasiment l’accession à l’indépendance en mars 1956 pour que l’on ne trouvât plus d’esclaves dans les foyers des Marocains. Selon une estimation donnée en janvier 1893 par le journaliste américain Stephen Bonsal, venu en reportage pour le compte du quotidien US New York Herald, le nombre d’esclaves noirs représentait à l’époque un chiffre d’environ 250.000 âmes, sur une population qui devait alors constituer dans les 4 millions d’habitants.
Mais en même temps, les Noirs ont joué un rôle de premier plan dans l’histoire du pays. Ils ont même donné des monarques; Moulay Ismaïl, celui qui a le plus longtemps régné, avait pour mère une esclave noire, et de lui le baron de Saint-Amans, ambassadeur du roi Louis XIV de France en 1682-1683, disait qu’il avait “le visage (...) plutôt noir que blanc, c’està- dire fort mulâtre”. Le “Roi Soleil” marocain s’appuya d’ailleurs lui-même, pour réunifier l’Empire chérifien après la débandade saâdienne au cours du XVIIe siècle, sur une garde noire restée célèbre sous le nom des “Abid al-Boukhari”. “L’armée noire est née avec des esclaves, mais est devenue une force politique majeure -faisant et défaisant des dirigeantspendant une grande partie du XVIIIe siècle, et a même conservé une influence, bien que réduite, jusqu’au XIXe siècle,” rapporte à propos de cette expérience M. El Hamel dans “Black Morocco”.
Sans compter que s’ils ne trouvent pas nécessairement leurs noms dans les manuels dédiés, des centaines de milliers de Marocains noirs ont et continuent chaque jour de faire partie de ces masses qui, pour reprendre la vieille formule marxiste, font l’histoire de leur pays. Et on pourrait aussi par ailleurs en dire autant des Juifs arrivés suite à la destruction du Second Temple en l’an 70, des Morisques expulsés par le roi Philippe III d’Espagne et en remontant jusqu’aux Arabes, dont le mariage propre et figuré aux Amazighs autochtones symbolisé par l’union de Moulay Idriss Ier et de Kenza al-Awrabiya a constitué l’acte de fondation de la civilisation marocaine. N’en déplaise aux tenants d’une pseudo pureté raciale complètement fantasmée.