On le savait, Mohamed Mhidia n’est pas du genre à y aller avec le dos de la cuillère (n° 1510, du 1er au 7 décembre 2023). Depuis son installation, le 1er novembre 2023, en tant que wali, beaucoup dans le Grand Casablanca sont en train de l’apprendre, souvent à leur dépens, après que cela a déjà été le cas dans les régions et villes où il a précédemment se(r)vi, et à ceux-là il faudra donc désormais aussi ajouter les propriétaires de hammams et de stations de lavage de voiture casablancais. Ces derniers sont, en effet, depuis le 23 janvier 2024, interdits de fonctionnement les lundis, mardis et mercredis, suite à la diffusion d’une décision préfectorale en vue de rationaliser la consommation d’eau potable au niveau de la métropole.
Le texte afférent a également mis fin, de façon officielle, à la plantation de gazon aussi bien que l’arrosage des espaces verts et des stades au moyen de l’eau potable et des eaux provenant des puits -dont l’extraction et le prélèvement illégaux doivent, en outre, faire l’objet de mesures de lutte intensifiées-, en sus du remplissage des piscines publiques et privées qu’il ne faudra dorénavant remplir pas plus d’une fois par an. Et gare aux récalcitrants: la wilaya a incité son personnel et le reste des pouvoirs publics représentés par les élus -conseil de la ville, conseils préfectoraux- à faire tout le nécessaire pour que la directive de Mohamed Mhidia soit appliquée à la lettre, sans exemption aucune pour n’importe quelle partie, quelle que soit la qualité dont elle pourrait bien se prévaloir. “Il en va de l’avenir hydrique de notre pays”, nous indique une source auprès de ladite wilaya, que nous avons contactée afin d’en savoir plus sur les intentions de Mohamed Mhidia et de ses équipes.
Il faut dire que la situation est, pour le moins, catastrophique, et cela pas seulement au niveau de la ville de Casablanca: on le sait de la bouche du ministre de l’Équipement et de l’Eau lui-même, à savoir Nizar Baraka, qui s’était exprimé dans le menu (et très alarmiste) détail à ce propos lors d’un passage en date du 2 janvier 2024 à la Chambre des conseillers, n’était le raccordement opéré, à partir du 28 août 2023, du bassin de l’oued de Bouregreg à celui de l’oued de Sebou, Rabat aurait dès le 18 décembre 2023 tout bonnement été privée d’eau potable. Dans d’autres grandes villes du Royaume, tels Agadir et Oujda, les coupures d’eau sont depuis quelques années déjà le lot des citoyens, notamment du fait de l’inédite vague de sécheresse qui frappe le pays depuis 2018/2019 et qui a battu son plein en 2021/2022, avec le point d’orgue le pire sur le terrain depuis au moins l’année 1981 (celle-là même qui avait amené le Maroc à accepter de se plier au sinistre plan d’ajustement structurel (PAS) concocté par le Fonds monétaire international (FMI) contre monnaie sonnante et trébuchante pour aider à redresser les finances publiques).
C’est d’ailleurs cette nouvelle donne, qui semble désormais devenir structurelle et pas seulement passagère, qui avait amené le décideur à initier, dès janvier 2020, un programme national pour l’approvisionnement en eau potable et l’irrigation (PNAEPI) déclinable sur sept ans, à l’horizon 2027, avec comme objectif affiché, ou du moins espéré, de retarder une échéance qui, au vu de la tendance irréversible vers un réchauffement du climat en cours depuis au moins le tournant du siècle, semble de plus en plus inéluctable (la chaleur est supérieure de 1,37°C, au cours du présent exercice, à la moyenne commune au XXe siècle).
Nouvelles ressources hydriques
Parmi les principaux axes de ce programme, pour lequel une cassette de pas moins de 115,4 milliards de DH (MMDH) a été mise en place, la plupart avaient trait à la mobilisation de nouvelles ressources hydriques, qu’elles soient classiques avec la construction de 20 grands barrages ainsi qu’aussi des petits barrages, outre la prospection et le dégagement des nappes phréatiques, et par ailleurs des sources dites non-conventionnelle, à savoir essentiellement les eaux usées et l’eau de mer, faisant respectivement l’objet d’un traitement approprié dans des stations installées ad hoc (les stations d’épuration (STEP) et les stations de dessalement). Sauf qu’avec la perduration, dans le temps, de la sécheresse, il est devenu de plus en plus évident qu’il fallait également travailler, d’un autre côté, sur la rationnalisation, sinon le rationnement: certes, le PNAEPI avait notamment prévu et prévoit toujours de mener un travail de communication et de sensibilisation auprès des citoyens, mais au fur et à mesure il s’est logiquement avéré que cela n’était plus du tout suffisant.
Dans son discours d’ouverture de la session d’octobre 2022 du Parlement, le roi Mohammed VI tirait ainsi lui-même l’alarme, et ce de façon ne laissant plus que peu de doute sur la catastrophe en train de se dessiner: “Il nous incombe, à nous tous, en tant que Marocains, de redoubler d’efforts pour faire un usage responsable et rationnel de l’eau. Cela passe par un changement véritable de comportement dans notre rapport à l’eau”.
Manière politique de dire que le train de vie hydrique actuel de la population n’était plus du tout soutenable -ce qu’on réalise de plus en plus éloquemment à l’heure actuelle. Rentré au Maroc après un séjour d’un peu plus d’un mois à l’étranger, Mohammed VI avait d’ailleurs consacré sa toute première activité, le 16 janvier 2024, à l’eau, dans le cadre d’une séance de travail au cours de laquelle un plan d’urgence a été acté et dont un des points cruciaux prévoit “là où la situation l’exige, des mesures éventuelles de restriction de l’eau d’irrigation ou des débits de distribution”, selon ce qu’a détaillé le communiqué du Cabinet royal publié dans la foulée (il a, en outre, également été question de “la mobilisation optimale des ressources au niveau des barrages, des forages et des stations de dessalement existantes” et “la réalisation d’équipements urgents d’adduction et d’approvisionnement de l’eau”). En lui-même, le fait que le Roi décide, aussitôt qu’il est rentré, de prendre aussi rapidement les choses en main est largement significatif. Qui plus est, l’onction royale est, on le sait, au niveau marocain, importante, car un soutien politique ouvert et clair de la part de la plus haute autorité de l’État permet de faire avancer les choses sur un train beaucoup plus preste, à la mesure de ce que commande de toute façon la situation.
Plan d’action
D’après des informations recueillies par Maroc Hebdo, c’est le Cabinet royal lui-même qui a inspiré la fameuse circulaire du 26 décembre 2023 du ministre de l’Intérieur, Abdelouafi Laftit, dont en fait la décision préfectorale de Mohamed Mhidia du 23 janvier 2024 n’est en fait qu’une déclinaison tout-à-fait locale; ayant largement fait jaser, cette circulaire avait, outre les mêmes mesures que l’on retrouve désormais prises au niveau de Casablanca exception faite de celles relatives aux hammams et au lavage de voiture, demandé aux walis et gouverneurs de travailler sur un plan d’action mensuel qui permettrait, d’une part, de réaliser, en collaboration avec les régies autonomes ou les sociétés délégataires, une cartographie exacte de la consommation d’eau sur l’ensemble du territoire national, et d’autre part prendre en conséquence des mesures adaptées à chaque zone du même territoire en termes de sensibilisation des citoyens, voire de coupures là où les choses ne s’arrangent pas.
À cet égard, des séances de travail sont appelées à être tenues de façon régulière lors de la première semaine de chaque mois, tandis que l’administration centrale pourra également intervenir directement et imposer sa vision des choses sur la base des rapports qui doivent être remontés à sa direction générale des affaires intérieures (DGAI). Il reste néanmoins que selon les différents interlocuteurs questionnés par Maroc Hebdo pour le besoin de cet article, la “mère des ministères”, à savoir donc le ministère de l’Intérieur, ne peut avoir, en dépit de la toute puissance qu’on lui-prête, qu’un impact réduit, étant donné que d’autres départements ministériels sont également concernés: celui de l’Eau bien sûr, qui est une partie prenante importante dans le PNAEPI; celui des Finances, pour tout ce qui touche à la budgétisation des mesures à prendre, notamment celles d’ordre socioéconomique pour pouvoir indemniser les parties qui seront fatalement concernées comme, dans le cas d’espèce casablancais, les hammams et les stations de lavage de voiture; et, enfin, celui de l’Agriculture, pour la simple raison que bon an, mal an, c’est le secteur agricole qui s’accapare 85% de la consommation hydrique nationale, pas les citoyens (qui, eux, se situent plutôt à un niveau de 10%, certes conséquent, mais pas autant).
Cultures hydrovores
Selon ce qu’avait indiqué la circulaire de Abdelouafi Laftit, le ministère dirigé par Mohamed Sadiki doit justement trancher avec celui de l’Intérieur par rapport aux cultures dites hydrovores (c’est-à-dire trop fortement consommatrices d’eau, telles celles de l’avocat, des agrumes, et de la pastèque, qu’on ne peut d’ailleurs plus planter dans de nombreuses régions du Sud-Est du Royaume, notamment du côté de Zagora, où des émeutes de la soif avaient eu lieu à l’été 2017). Depuis le 18 mai 2023, ces cultures ne sont plus du tout, sur décision ministérielle, subventionnées par l’État, mais certaines voix appellent actuellement à interdire formellement toute extension des superficies actuelles.
Le gouvernement Aziz Akhannouch franchira- t-il toutefois le pas? C’est à voir, tandis que des voix autrement radicales appellent à mettre fin purement et simplement à l’irrigation (qui couvre à peu près, selon les derniers chiffres disponibles, 1,6 million d’hectares), pour ne plus laisser place qu’à l’agriculture bour, c’est-à-dire pluviale. À ce propos, un expert joint par nos soins, et qui a préféré s’exprimer sous le sceau de l’anonymat, nous a indiqué qu’à ses yeux, il faut totalement sortir du paradigme qui voit et considère le Maroc comme étant un pays agricole; ce qui serait seulement une image d’Épinal née de la colonisation française qui aurait voulu faire de son protectorat d’alors une sorte de Californie nord-africaine, le Royaume partageant effectivement plusieurs dispositions météorologiques et géographiques avec le célèbre État américain (climat chaud et sec mais plus ou moins humidifié par les courants marins sur les côtes, présence de montagnes). Pour notre interlocuteur, l’irrigation devrait seulement servir de solution de secours, que ce soit par le recours aux barrages -dont, soit dit en passant, le Maroc atteint en cette année agricole 2023/2024 son plus bas historique, de l’ordre de quelque 23% seulement- ou celui aux nappes phréatiques. Mais ce ne devrait, en tout état de cause, aucunement être à la base de la stratégie agricole nationale.
Selon lui, même la “solution miracle” des eaux usées et des eaux dessalées seraient à prendre avec des pincettes, étant donné le coût engendré par leur traitement. “Peut-être qu’économiquement, au vu de la manne que cela constitue pour nos réserves de devise, cela ne tombe pas sous le sens de revenir au seul bour, mais si l’on veut se placer dans une perspective de durabilité, je crois, hélas, qu’il n’y a pas d’autre choix”, nous assure-ton. Difficile peut-être de convaincre tout le monde de ce point de vue, mais quand on voit les changements qui sont en train d’être opérés et qu’hier encore on écartait d’un revers de main, on peut résolument croire à tout. Les Casablancais qui ont coutume de se prélasser au hammam et de passer un coup d’eau à leur bolide en savent bien quelque chose...