Manifestations d'Al Hoceima : un casse-tête pour El Othmani

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Quelles sont les pistes possibles d’une normalisation et de l’apaisement? Une option sécuritaire, brute, pourrait-on dire, est évidemment à exclure.

Voilà donc la contestation sociale  qui s’installe depuis des mois à  Al Hoceima. Sociale seulement?  Voire. Elle déborde en effet et  embrasse toute une série de volets,  économique bien sûr, politique, sécuritaire  et même un prolongement régional et international.  Jusqu’à? Que faire? Quelle politique publique  reformater et mettre en oeuvre?

Pour l’heure, force est de faire ce constat: le  gouvernement paraît désemparé. Comme s’il  ne savait pas très bien par quoi commencer. Comme s’il était balloté par les événements –  une attitude défensive. Le dossier paraît cependant  monter d’un cran et ne plus relever seulement  du périmètre du département de l’Intérieur.  Témoin de cette sorte de pourvoi devant les partis  de la majorité réunis dimanche 14 mai, avec  le ministre de l’Intérieur, Abdelouafi Laftit. Pareil  rendez-vous nourrit un certain nombre d’interrogations.  La première, son caractère inédit: voilà  en effet le ministre de l’Intérieur convoquant –et  présidant?– les dirigeants des six partis de la  nouvelle majorité. L’un d’entre eux est Chef du  gouvernement et président du conseil national  du PJD, Saâd Eddine El Othmani.

Autre observation: un autre, Mohamed Sajid, est  président de l’UC et ministre; les quatre autres  sont des dirigeants de leurs partis respectifs  (Rachid Talbi Alami, RNI; Driss Lachgar, premier  secrétaire de l’USFP, Saïd Ameskane, MP; Khalid  Naciri, PPS). Qu’ont déclaré, en substance,  tous ces responsables? Le constat partagé est  celui de revendications sociales accusant un  retard dans les chantiers de développement et  ce “pour différentes raisons”, comme l’a relevé  le Chef du gouvernement. Des revendications  “légitimes au départ”, selon Mohamed Sajid,  mais qui “ont récemment pris une forme portant  atteinte aux constantes nationales”.

Un autre point a insisté sur l’exigence du respect  du cadre de la loi et sur la dénonciation  de l’instrumentalisation des revendications des  habitants de la part des ennemis de l’intégrité  et de l’unité nationales. Qui est ainsi en cause?  Et que faire face à d’éventuelles menées de  ce type? Le terreau socioculturel régional aide  à appréhender la complexité de la situation.  Les manifestations sont sporadiques et elles  deviennent un ferment d’une contestation qui  va bien au-delà de revendications. La situation  s’est polarisée, un certain vendredi 28 octobre  2016, avec le décès tragique d’un poissonnier  de la ville, Mohcine Fikri, broyé par une benne.  Un état de choc national a suivi. Une grande  émotion.

Comment un tel acte a-t-il pu se produire?  On se souvient qu’à plus de 4.000 km  de là, en visite en Tanzanie, le roi avait donné ses instructions au ministre de l’Intérieur, Mohamed Hassad,  pour prendre en mains cette affaire: déplacement de celui-ci  à Al Hoceima dès le 30 octobre, condoléances à la famille,  enquête sur les causes de ce drame. La machine policière  et judiciaire a été actionnée. Six mois après la chambre criminelle  de la cour d’appel d’Al Hoceima a rendu son verdict:  quatre personnes acquittées et sept autres condamnées à  des peines allant de 5 à 8 mois. Un jugement considéré localement  comme très en-deçà des attentes de la population.  De quoi relancer les manifestations dans la ville mais aussi  dans les villages de la région (Tamsamane, Ajdir, Oulad  Nghar, Beni Boufrah, Azghar,…)

Développement local
Tout cela finira-t-il un jour? Bien au contraire, les protestations  montent d’un cran et s’exportent pratiquement au-delà  de la ville et de sa région. Samedi 20 mai, deux opérations  ont été lancées par un comité préparatoire de coordination  en solidarité avec le Rif. La première a porté sur des sit-ins  devant les ambassades et consulats du Royaume en Europe  (France, Espagne, Pays-Bas, Belgique, Italie, Allemagne,  Norvège). Elle est prolongée par une rencontre, le même  jour, à Madrid, d’une coordination européenne de solidarité  avec la vague de contestations secouant le Rif. Elle sera  marquée par la participation de représentants de diverses  associations et groupes de cette région. Ils feront adopter, à  cette occasion, un cahier revendicatif s’apparentant pratiquement  à une plateforme politique axée autour d’une “autre”  régionalisation bien éloignée du modèle actuel.

Dans le premier lot, que trouve-t-on? La mise en place de  services de proximité, l’amélioration des infrastructures de  base, des projets économiques à fort potentiel d’emploi, enfin,  la création d’une université et d’hôpitaux équipés. Faisant  face à toutes ces doléances, le département de l’Intérieur,  par la voix du wali de la région Tanger-Tétouan-Al Hoceima,  Mohamed Yacoubi, a dressé, début mai 2017, le bilan des  différents programmes de développement lancés depuis  douze ans. Le total est de 25 milliards de DH. Ce programme  s’articule autour du projet baptisé “Al Hoceima Al Moutawassit”  (2015-2019) lancé par Roi voici deux ans. Le wali a lancé  un appel à l’implication de tous (population, élus et services  extérieurs) pour la promotion de la destination “au lieu de la  dénigrer comme le fait un groupe de personnes”.

Ce discours est-il audible sur place? Du côté des contestataires,  tel ne semble pas être le cas. Un leader de ce mouvement,  Nasser Zefzafi, s’en explique: “Le Makhzen peut  promettre ce qu’il veut. Nous revendiquons notre dignité et  nous ne lâcherons pas”. Il s’en prend aux “responsables envoyés  de Rabat”, jugés “soit incompétents soit racistes”, et  au “pouvoir qui nous prend pour des ânes”, comme il l’a déclaré  le 26 avril 2017 au site Le Monde Afrique. Omniprésent  sur les réseaux sociaux, son discours nourrit la défense et illustration de la région mais en veillant à l’insérer  dans une rhétorique plus large: celle du procès  du Makhzen et de sa politique depuis plus  d’un demi-siècle. L’héritage du leader historique  Abdelkrim Khattabi est revendiqué, celui de  Mohamed Ameziane aussi. Si l’AMDH a également  investi ce même champ mémoriel, elle ne  ménage pas pour autant ses critiques contre ce  mouvement, qualifié de “sectaire, tribal et passéiste”  par l’un de ses dirigeants locaux.

Le procès du Makhzen
La prise en mains de ce dossier par le gouvernement  est-elle de nature à conduire à l’apaisement?  Rien n’est moins sûr. Le 28 mars dernier,  le gouverneur d’Al Hoceima, Mohamed Zhar, a  été rappelé à l’Administration centrale et remplacé  par Mohamed Faouzi, wali, inspecteur général  du ministère de l’Intérieur. Un autre grand  mouvement a porté sur des postes locaux et  provinciaux relevant de l’Administration avec un  double souci de promotion de compétences et  de profils issus de la région. Va-t-on aller alors  vers un système régionaliste dans les affectations  allant jusqu’à des concours régionaux de la  fonction publique, comme l’a d’ailleurs proposé  Ilyas El Omari, président du conseil de région?  Le nouveau gouvernement s’est trouvé, dès  sa nomination, confronté à une situation non  maîtrisée. Dès le 10 avril, le ministre de l’Intérieur,  Abdelouafi Laftit, se rend à Al Hoceima. Il  a pour lui de connaître la région: né à Tafrisst  (province de Driouch), il a fait ses études secondaires  à Tétouan, il a été aussi gouverneur de  Nador (2002-2006). Il prône plutôt une politique  contre l’instrumentalisation de la tension sociale  actuelle en même temps qu’une batterie de mesures  d’apaisement et d’amélioration des conditions  de vie des populations.

La connexion avec des groupes “indépendantistes”  à l’étranger n’est pas ignorée. Un document  de la DGST a ainsi fait état de la responsabilité  d’une ONG aux Pays-Bas, Agraw  N’Arif, et du Mouvement du 18 Septembre pour  l’indépendance du Rif, en Belgique. La traçabilité  de fonds reçus de l’étranger a été établie.  Ce sont ces deux groupes qui sont à l’origine de  l’attaque, le 26 mars 2017, contre une résidence  de la police à Al Hoceima, dont des bâtiments  ont été incendiés. Un plan de désobéissance  civile est également à l’ordre du jour.

Compétences régionales
L’onde de choc fait sentir ses effets. Slimane  El Omrani, secrétaire général-adjoint du PJD,  a tenu à préciser que Sâad Eddine El Othmani  était présent à la réunion de dimanche 14 mai  en tant que Chef du gouvernement. Les sections  locales du PJD, de l’USFP et du PI à Al  Hoceima ont publié un communiqué commun  le 16 mai pour condamner les positions “irresponsables”  des partis de la majorité en précisant  que la contestation n’était ni séparatiste, ni  financée par l’étranger ni tournée vers la fitna et qu’elle était pacifique, portant sur des revendications  sociales locales.

Elles s’émeuvent de l’envoi de renforts militaires  et de forces de l’ordre, qui sont de l’intimidation  et de la provocation. Elles demandent des excuses  de la part de la majorité ainsi que des  preuves de la part du ministère de l’Intérieur  quant à ses allégations d’instrumentalisation par  l’étranger. Il est vrai que le traitement accordé à  la situation à Al Hoceima par l’Algérie et ses supports  médiatiques, officiels ou officieux, ne peut  évacuer cette lecture. Comme pour tenter de  masquer le régionalisme kabyle et sa propension  séparatiste depuis plus d’un demi-siècle,  Alger s’engouffre dans la question rifaine, en  faisant même une réplique du Polisario.

Cela dit, quelles sont les pistes possibles d’une  normalisation et de l’apaisement? Une option  sécuritaire, brute, pourrait-on dire, est évidemment  à exclure. Dans le Maroc de Mohammed  VI, le dialogue et la concertation sont l’alpha et  l’oméga. La responsabilité est collective: celle  de l’administration de tutelle comme celle des  élus et du mouvement associatif. La liberté d’expression  et de manifestation doivent être préservés  mais dans le cadre du respect de la loi et  des exigences qui y sont liées, à savoir l’ordre  public ainsi que la paix civile et la protection des  biens et des personnes. La finalité de tout ce  qui devait être entrepris doit prendre en compte  tous ces paramètres. Un volontarisme marqué  avec un programme visible; des signes forts allant  dans ce sens, et -pourquoi pas?- un conseil  de gouvernement délocalisé à Al Hoceima pour  reconquérir le terrain perdu et concrétiser le  “nouveau concept d’autorité” défini par le Souverain,  en octobre 1999, à Casablanca.

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