Le malaise social s'enracine dans la société marocaine

Le gouvernement aux abonnés absents

La suspension des aides étatiques, la non-intervention dans l’affaire des arriérés des loyers cumulés pendant la période du confinement, les licenciements... Autant de facteurs ayant contribué à appauvrir davantage les pauvres et à essouffler la classe moyenne appelée encore à mettre la main à la poche pour amortir la crise.

Mardi 26 janvier 2021, place La Victoire, quartier Derb Omar, Casablanca, les forces de l’ordre ont empêché, non sans heurts, la marche que comptait organiser la Coordination nationale des enseignants contractuels. Ils ont réussi à disperser, par un dispositif de sécurité imposant, les jeunes manifestants, sous prétexte que cet appel à une marche est illégal et viole l'état d'urgence sanitaire en vigueur.

Et pourtant, pour un autre prétexte, les contractuels ont été privés il y a presque un an, jour par jour, à la même place, d’une marche de protestation revendiquant l’ouverture d’un dialogue sérieux avec le département de Said Amzazi. La Coordination nationale des enseignants contractuels dénonce toujours la politique de la sourde oreille, menée par le ministère de l’Education nationale, qui ne semble pas pressé de trouver une issue favorable à la principale revendication relative à l’annulation du système de recrutement par contrat et l’intégration des contractuels dans la fonction publique, mais aussi à une revendication inhérente à l’absence d’indemnités familiales et d’indemnités pour le travail dans les régions enclavées.

L’épidémie est devenue un alibi pour le gouvernement pour reporter pour l’après-élections 2021 plusieurs dossiers sociaux qui datent. C’est ce qui préoccupe le plus les partis de la majorité autant que les partis de l’opposition. En attendant, ce sont les opérateurs économiques qui retiennent leur attention. Pas question de les perdre de vue à l’approche du rendez-vous électoral. Certains d’entre eux peuvent être une source inestimable de financement de la campagne de tel ou tel parti. Quant aux couches les plus défavorisées et la classe moyenne, elles subissent de plein fouet les répercussions de cette crise économique engendrée par la crise sanitaire et les restrictions de déplacement et les mesures de mise à l’arrêt de plusieurs activités économiques.

Dépenses ordinaires
C’est voulu, on a tout fait pour épargner la classe aisée, en s’interdisant d’imposer l’impôt de solidarité sur la fortune. En témoigne aussi le “reste à recouvrer” des recettes fiscales ou des créances pour le compte de l’Etat se cumule d’année en année, totalisant à fin 2018 à près de 205 milliards de dirhams. Rien que dans la seule ville de Casablanca, le reste à recouvrer en termes d’impôts et taxes locales est de l’ordre de 6,4 milliards de dirhams à fin 2019! Le manque de percepteurs est pointé du doigt. C’est une vérité à la fois nouvelle et ancienne et face à laquelle aucune disposition n’a été prise pour remédier à cette situation.

Le comble, c’est que la ventilation des nouveaux postes budgétaires (postes d’emplois) au titre de l’année 2021 montre que le ministère de l’Economie et des Finances n’a eu aucun poste. Le ministère des Finances en particulier et le cabinet El Othmani en général passe à côté de la solution à cette crise financière engendrée par la baisse des recettes ! Outre les riches, le gouvernement épargne aussi les ministères, les administrations et les entreprises publiques.

Dans la loi de finances 2021, si le gouvernement n’a rien fait pour venir en aide aux couches les plus sinistrées de la population, il n’a pas daigné réduire les dépenses ordinaires de l’administration publique et des ministères (dépenses du matériel, dépenses diverses, dotations provisoires, avantages en nature…). La preuve? Le solde ordinaire du budget de l’Etat est d’environ -26 milliards de dirhams. Cela veut dire que les recettes de l’Etat, fiscales et non fiscales, ne suffisent pas pour couvrir les dépenses ordinaires.

Le gouvernement veut maintenir les achats et les marchés publics y afférents. Il se refuse toute austérité budgétaire. En même temps, il se permet, pratiquement, à chaque conseil de gouvernement, d’annoncer des nominations à de hautes fonctions avec des salaires mirobolants à un moment où les caisses de l’Etat tarissent. Et pourtant, la baisse des recettes fiscales est implacable. Elles représentent au moins 80% des recettes totales de l’Etat.

Pire, il impose les rémunérations des salariés et fonctionnaires dont le salaire net est de 20.000 dirhams et plus par mois dans le cadre de ce qui a été appelé “Impôt de solidarité” (qui rappelle l’impôt de solidarité sur la fortune qui n’a jamais été adopté). Une mesure qui renforce le sentiment d’injustice sociale chez une large frange de Marocains depuis le mois de juin 2020, suite à la suspension des aides étatiques et à la non-intervention du gouvernement dans l’affaire des arriérés des loyers cumulés pendant la période du confinement.

Ce sentiment nourrit un malaise social profond qui ne dit pas son nom et qui s’aggrave avec la hausse graduelle des prix à la consommation. La cherté de la vie, notamment en cette période de crise, exacerbe un autre sentiment, celui de l’injustice sociale.

Sentiment d’injustice
Les ménages marocains, dans leur écrasante majorité, souffrent le martyre. Ce n’est pas un simple constat. Les chiffres sont têtus. De plus en plus de ménages marocains ne parviennent pas à honorer leurs engagements vis-à-vis des banques et d’autres créanciers. Les dernières statistiques monétaires de Bank Al Maghrib publiés le 30 décembre 2020 attestent qu’à fin novembre 2020, les impayés des ménages sont en augmentation significative, voire même inquiétante.

A Ces créances en souffrance se chiffrent à 34,56 milliards de dirhams à fin novembre 2020, en hausse de 3% ou 993 millions de dirhams par rapport à un mois auparavant. Depuis le début de l’année, elles ont augmenté de 18,6%, en hausse de 5,4 milliards de dirhams, pour atteindre un total de 34,55 milliards de dirhams. Une situation due, principalement, aux restrictions destinées à contenir la propagation de la pandémie et à la contraction des revenus.

Le gouvernement a manqué de souffle quand il s’est agi de tendre la main aux ménages marocains. L’on se rappelle encore que le Comité de veille économique (CVE) avait décidé le report des échéances des crédits bancaires immobiliers et à la consommation de mars à juin 2020. Les Marocains les plus touchés par les conséquences de la mise en veilleuse de l’économie des mois durant ont été soulagés.

Pas pour longtemps. Majorées du fait de ce report, les échéances qui sont tombées à partir de juillet ont davantage compliqué la situation financière des ménages dont un nombre important tentent toujours de résoudre le problème des arriérés des loyers des premiers mois suivant l’apparition de l’épidémie. Les aides accordées par le CVE aux ménages vivant de l’informel, se situant entre 800 et 1.200 dirhams, ont été suspendues fin juin.

Du coup, les difficultés financières se sont aggravées. Le pouvoir d’achat s’est réduit comme une peau de chagrin. Au deuxième trimestre de 2020, il y a eu une contraction de 21,2% de la consommation des ménages comparée à une progression de 2,6% au même trimestre d’une année auparavant.

Laissée pour compte, en ces moments-là, la frange majoritaire de la population est porteur de risques. Car même la campagne de vaccination, lancée par le Roi Mohammed VI ce vendredi 28 janvier, perçue comme une grande lueur d’espoir pour un retour à la vie normale, ne va pas estomper les effets de cette crise économique et sociale dans l’immédiat ou dans les quelques mois à venir. C’est dire que le malaise social va durer et grandir.

Une bulle qui risque d’éclater à tout moment. La précarité peut entraîner la violence sociale. Elle a déjà ancré le phénomène de l’apolitisation de la société. Personne ne croit en les partis politiques ni dans les promesses qui s’effritent dans l’air après le scrutin. Voilà donc un autre sentiment d’injustice et une crise de confiance qui peut coûter cher au pays à l’approche des élections de 2021.

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