La majorité au bord de la rupture



C!est à n’y plus rien comprendre! Y a-t-il encore une majorité dans le cabinet actuel? Jusqu’où va aller le processus de division et de controverse entre des alliés comme le PJD du Chef du gouvernement, Saâd Eddine El Othmani, et le RNI de Aziz Akhannouch? L’actualité témoigne de nouveau d’un certain éclatement qui paraît s’accentuer et qui pourrait se prolonger à terme dans des conditions particulières obérant la stabilité de ce cabinet.

La charge est venue du président du RNI, lors de la réunion du conseil national de son parti, dimanche 27 janvier 2019, à Rabat. Lors de cette session, Aziz Akhannouch a instamment appelé le PJD à faire montre de «retenue» ; il l’a ainsi invité à ne plus continuer à accuser les ministres RNI des finances –Boussaïd puis Benchaâboune- de porter la responsabilité des dernières mesures prises contre les commerçants.

Division et controverse
Il s’agit en l’espèce de l’institution de la facturation électronique. Le leader du parti de la colombe avait fait la même adresse, à Nador, la semaine précédente, en direction de la formation islamiste. Il a donné des précisions dans ce sens en rappelant que ce nouveau dispositif commercial et fiscal avait été introduit en 2014 et en 2015 par le PJD, dirigé alors par Abdelilah Benkirane, qu’il a été reconduit dans la loi des finances 2019 adoptée par son successeur, Saâd Eddine El Othmani. Il est allé plus loin en plaidant pour une rectification de cette mesure et pour des amendements de cette même loi de finances.

Qui a tort? Qui a raison? Saâd Eddine El Othmani est, lui, intervenu à son tour dans cette controverse, le même jour, lors d’une rencontre à Agadir de la section du Souss de son parti. Optant pour la chaîne Tamazight, il a fait part de son étonnement à propos du désengagement du RNI de la responsabilité de la colère des commerçants et de l’incrimination du gouvernement. Il a souligné aussi les exigences de la solidarité gouvernementale, qui commande que les dossiers ne soient pas discutés en dehors de cet organe; il a encore critiqué la «fuite en avant du RNI», qui veut opérer un «repositionnement politique» alors que le PJD «se comporte toujours selon l’intérêt des citoyens».

La polémique a rebondi le lendemain, lundi 28 janvier, à la Chambre des représentants, lors de la séance hebdomadaire des questions orales. Mis en cause à propos du bilan du Plan Maroc Vert, en particulier pour ce qui est de ses effets sur les conditions des petits agriculteurs, Aziz Akhannouch a répliqué. S’adressant au député Abdellah Bouanou (PJD), qui estimait qu’il avait «le droit de critiquer les dysfonctionnements» de ce plan sectoriel, il lui a précisé que le Plan Maroc Vert avait été préparé en 2008 avec le concours de membres du PJD, dont Abdelkader Amara, actuel ministre, alors que ce parti était dans l’opposition.

Le climat ne s’améliore guère avec la sortie de Mustapha Ramid contre Aziz Akhannouch dans une lettre ouverte via Facebook. Il y rappelle que le RNI a été l’une des composantes des deux cabinets dirigés par le PJD depuis janvier 2012 et que le RNI était le titulaire des départements des finances et du commerce. Et de formuler cette interpellation: soit chaque ministre est seul comptable de son secteur, soit c’est l’ensemble du gouvernement qui est responsable solidairement des politiques publiques. Une nouvelle salve qui va certainement faire réagir le parti de la colombe.

Autant d’amabilités, si l’on ose dire, qui traduisent une dégradation continue, à rebonds, des relations entre le PJD et le RNI. Tel celui de la sortie du parlementaire Abdelali Hamieddine, membre du secrétariat général de la formation islamiste, qui, le 6 août 2018, avait invité le RNI… à quitter le gouvernement. Il a saisi l’opportunité du renvoi de Mohamed Boussaid, ministre de l’économie et des finances, le 1er août, pour se demander quel était l’apport de ce parti à la majorité.

Un bilan sévère
C’est que le RNI avait été, quelques mois auparavant, fragilisé par le boycott lancé le 20 avril 2018 frappant trois sociétés, dont celle de distribution d’hydrocarbures, Afriquia, du groupe Akwa, de Aziz Akhannouch. D’où est venue cette opération qui a duré trois mois environ? Le RNI, aujourd’hui, finalise un rapport à ce sujet, lequel retient surtout l’implication du PJD. D’autres indicateurs n’écartent pas non plus la main du PAM et de son responsable d’alors, Ilyas El Omari, déclassé par suite des résultats électoraux de son parti et de ses responsabilités dans les événements d’Al Hoceima et ce à un double titre: celui de dirigeant du PAM et celui de président du Conseil de région Tanger–Tétouan–Al Hoceima.

Pareille conjoncture a évidemment pesé sur la situation du RNI et surtout sur celle de son président Akhannouch. Pouvait-il rebondir, lui qui avait organisé à marche forcée pas moins de douze congrès régionaux de sa formation au cours de l’année 2017 et même un treizième, à Paris, avec les représentants des MRE? Le discours royal devant le Parlement, le 12 octobre 2018, dressant le bilan du Plan Maroc Vert peu bénéfique aux petits agriculteurs, ne pouvait pourtant être considéré comme un satisfecit.

Mais ces dernières semaines, le voilà qui reprend pratiquement la main pour se repositionner comme challenger du PJD. Il a repris ses tournées régionales en étant plus interpellatif et même plus censeur à l’endroit du PJD. Le ton avait été donné lors de la rentrée, la fin septembre, avec l’université du RNI à Marrakech. À cette occasion, le ministre RNI, Rachid Talbi Alami, dresse un bilan fort sévère de l’action du cabinet PJD. Il fait le parallèle avec le président turc Erdogan, qui «a échoué, comme l’ont ça a été le cas de certains qui ont émis des doutes sur les institutions, les partis politiques, le Parlement», désignant « ceux qui ont voulu détruire le pays pour y mettre la main dessus ». La crise frappe frontalement le gouvernement. Saâd Eddine El Othmani et Mustapha Ramid se demandent ce que fait donc ce ministre au gouvernement. Ces propos sont qualifiés de «graves, inacceptables et diffamatoires» par Slimane El Amrani, numéro deux du PJD, qui les considère aussi comme des «attaques contre la majorité».

Crise profonde
Le Chef du gouvernement, il faut bien le dire, n’a pas la main. Il réagit, fait réagir au besoin, mais il ne peut pas aller au-delà. Même s’il en a la faculté constitutionnelle, il ne peut pas proposer au Roi le renvoi de ce ministre RNI, conformément aux dispositions de l’article 47 (al.2) de la Constitution du 29 juillet 2011. Alors, El Othmani gère au mieux, si l’on ose dire, avançant même que son cabinet ira jusqu’à la fin de la présente législature. Qu’en sait-il au juste? Ce faisant, ne gèle-t-il pas quelque peu le périmètre du même article 47 de la loi suprême, qui, lui, confie au Souverain la nomination du gouvernement –le Chef de cet organe et les ministres– ainsi que leur renvoi?

De fait, depuis pratiquement quatre décennies, le Maroc n’avait jamais connu une telle situation de précarité, de fragilité et d’inefficience d’un cabinet en responsabilité. Il y a bien eu, en différentes occurrences, parlementaires ou autres, l’expression d’un «soutien critique», surtout du côté du parti de l’Istiqlal avec par exemple Hamid Chabat (2012-2013) ou de celui de l’USFP dans le cabinet d’alternance.

Mais une empoignade durable et une crise profonde de cette nature, jamais! C’est tellement vrai que la présente majorité n’arrive même plus à se réunir. Tout au long de l’année écoulée, il n’y a eu que trois ou quatre rendez-vous au plus. Le dernier d’entre eux a eu lieu le 4 octobre, avant la rentrée parlementaire, le 12 octobre, pour arrêter une position commune sur l’élection du président de la Chambre des conseillers. Contrairement à l’accord réalisé à cette occasion, le PJD a présenté un candidat en la personne de Hamid Chikhi face au candidat PAM, président sortant, Hakim Benchamach. Ce dernier a été réélu avec les voix de dizaines de parlementaires… de la majorité. Deux mois après, avait été retenue une autre réunion le 13 décembre, reportée au 14 puis au 17 et au 19 sans succès encore. Y a-t-il encore une majorité puisque celle-ci n’arrive même pas à se voir au niveau des chefs de partis. L’on est bien loin des principes posés par la Charte de la majorité, signée le 19 février 2018 à Rabat et qui avait adopté cinq principes; approche participative, efficacité, transparence, solidarité et dialogue.

Perspective 2021
Pareil climat pèse lourdement sur la mise en oeuvre et la conduite des politiques publiques. Depuis 2017, le PJD et le RNI sont dans un bras de fer s’inscrivant dans la perspective des élections de 2021, chacun d’entre eux visant la première place. Mais à mi-législature aujourd’hui, comment travailler ensemble? Aziz Akhannouch se remobilise en tout cas pour supplanter la formation islamiste.

Il a tenu à préciser d’ores et déjà que toutes les cartes étaient à revoir à cette échéance–là; qu’il réexaminera alors les alliances éventuelles sur la base des résultats de son parti. Il compte capitaliser les réalisations des ministres du RNI, engranger les dividendes des divisions du PJD ainsi que l’état actuel de partis comme le MP, l’UC … et le PAM, passablement léthargiques et inaudibles.

Mais attendre jusqu’à 2021, n’est–ce pas trop loin pour une pareille feuille de route? D’ici là, un «Plan B» est-il forcément à exclure? Pour mettre fin à une situation délétère et engager une séquence articulée sur une formule politique réarticulée, voire renouvelée?

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