
Nizar Baraka poursuit sa campagne à travers les régions
Nizar Baraka, qui entendait faire de l’année 2018 celle de la «rupture avec l’attentisme, l’improvisation et l’hésitation», tire la conclusion que le gouvernement est bien rétif au changement et au lancement des réformes et des décisions stratégiques.
Que de changements depuis les élections législatives du 7 octobre 2016! Le montage mis sur pied au lendemain de ce scrutin a été passablement chahuté. Les cartes sont en train d’être rebattues et l’on ne sait pas trop bien ce qui va en sortir. Un trend baissier frappe en effet plusieurs partis de l’actuelle majorité. Mais dans le même temps, un autre trend, haussier celui-là, marque une autre formation pourtant dans l’opposition depuis juillet 2013, celle de l’Istiqlal. Comment en est-on arrivé là? Et vers quelles hypothèses de travail se tourne-t-on?
Pourtant, rien de bien précis ni de probable ne paraissait se dessiner dans ce sens à la fin de l’été 2017. Le Parti de l’Istiqlal (PI) avait tenu son XVIIème congrès à la fin septembre 2017 dans des conditions houleuses. Le secrétaire général sortant, Hamid Chabat, qui a dirigé le PI durant cinq ans (septembre 2012-octobre 2017) a été battu lors des dernières assises par Nizar Baraka. C’est que le bilan de M. Chabat n’était guère plaidable et qu’il a conduit à une profonde crise de ce parti.
Patriotisme partisan
Électoralement, le PI obtenait un médiocre résultat aux élections d’octobre 2016 avec seulement 46 sièges, en recul de 16 par rapport à 2011. Plus encore, le parti, qui avait rejoint l’opposition en juillet 2013, n’était pas appelé à être dans la nouvelle majorité conduite par Saâd Eddine El Othmani, Chef du gouvernement investi en avril 2017 –il payait ainsi son alignement sur Benkirane, alors Chef du gouvernement désigné, du 10 octobre 2016 au 15 mars 2017. Enfin, sa vocation gouvernementale se trouvait de nouveau contrariée, une situation pénalisante alors qu’il était partie prenante dans tous les cabinets qui se sont succédé depuis 1998 avec même une responsabilité de premier plan, son secrétaire général Abbas El Fassi étant Premier ministre (2007-2011).
Position avantageuse
En décidant de briguer la direction du PI à la fin décembre 2016, Nizar Baraka était motivé par une sorte de patriotisme partisan. Petit fils du zaïm historique Allal El Fassi, il a été poussé par un sentiment de devoir. Il a dû faire face durant des mois à tant de manoeuvres de Hamid Chabat, qui reculait sans cesse la tenue du congrès.
Il a fini par obtenir gain de cause en multipliant les contacts, les déplacements, les tournées à travers pratiquement tout le Royaume. Face à une formation dont les structures organiques étaient en crise, accusant de profondes divisions et une démobilisation continue des militants et des cadres, il s’est ainsi attelé à revitaliser le parti, à définir un projet d’avenir et à mettre en exergue une feuille de route: réconciliation et unité, valorisation et enrichissement du référentiel et des valeurs du PI, promotion d’une gouvernance organique efficiente, meilleur encadrement des militants à travers la formation, démocratie interne et transparence. Une approche de rupture tournant résolument le dos à un certain discours populiste et permettant de redéployer le parti sur de nouvelles bases.
Six mois après le congrès, Nizar Baraka évalue le soutien critique que son parti avait apporté au cabinet Saâd Eddine El Othmani et se résout alors à franchir le pas pour se situer ailleurs et rejoindre l’opposition. Il s’y trouve à côté du PAM, qui y est relégué depuis le scrutin législatif d’octobre 2011. Il y bénéficie d’une position potentiellement avantageuse dans la mesure où le parti d’Ilyas El Omari est en pleine déconfiture, miné par la «démission» de ce responsable depuis le début d’août 2017 et qui accuse un stade pratiquement végétatif même si Hakim Benchamach a été élu à la fin mai 2018 secrétaire général. Saisissant l’affaire du boycott, le PI l’impute à la détérioration du pouvoir d’achat et il prend l’initiative d’adresser un mémorandum au Chef du gouvernement signé par ses deux présidents de groupe parlementaire, Nourredine Mediane et Abdesslam Lebbar.
Mesures immédiates
Dans ce document, il ne réclame pas moins qu’une loi de finances rectificative pour 2018. Des mesures à caractère social sont présentées comme étant urgentes compte tenu du tableau sombre de la crise sociale (ampleur du chômage -surtout chez les jeunes et les femmes-, gel des salaires et des revenus depuis 6 ans, hausse continue des prix des produits et services de base, paupérisation de la classe moyenne, érosion des gains sociaux du passé…).
Il critique aussi la lenteur du gouvernement dans la prise en compte des besoins et des attentes légitimes des citoyens. Il propose plusieurs mesures immédiates touchant le SMIG, des amendements de la fiscalité des petits revenus et des PME… Il estime que la loi de finances 2018 doit être modifiée dans ce sens sans attendre. Le Chef du gouvernement ne réagit pas et ne reverra la direction du PI que le 27 juin pour lui signifier que les mesures proposées étaient à l’étude et qu’il faudra attendre le projet de loi de finances 2019 pour voir les suites éventuelles à leur donner.
Nizar Baraka, qui entendait faire de l’année 2018 celle de la «rupture avec l’attentisme, l’improvisation et l’hésitation», tire la conclusion que ce cabinet est décidément bien rétif au changement et au lancement des réformes et des décisions stratégiques. De quoi conforter sa volonté de départ d’élaborer une nouvelle vision de la pratique politique pour une réhabilitation de la chose publique. Il s’agit, à ses yeux, d’améliorer l’attractivité de l’offre politique du parti historique et des autres formations pour permettre de redonner confiance en l’action politique. Dans cette même ligne, il plaide pour quatre axes devant décliner la nouvelle pratique politique qu’il appelle de ses voeux: interaction avec la réalité pour accompagner les changements sociaux et sociétaux même, renforcement des partis devant être à l’écoute des citoyens, réflexion et orientation stratégique pour proposer des solutions et des alternatives à l’action, enfin la traduction de la vision du PI sur le terrain.
Il va plus loin et interpelle le gouvernement sur l’avancement de la régionalisation. A ses yeux, celle-ci enregistre de grands retards. Il critique le fait que la décentralisation ne s’opère pas avant la régionalisation; il met le doigt sur le financement de celle-ci avec des prévisions de quelque 450 milliards de dirhams pour les douze régions, des chiffres astronomiques qui ne tiennent pas compte des capacités de mobilisation de telles ressources. Il lance aussi une réflexion générale au sein de son parti sur le nouveau modèle de développement à l’ordre du jour.
Critiques acerbes
Aller au-delà des politiques sectorielles, mettre en place un système intégré alliant les aspects économiques et sociaux, décliner aussi un modèle économique et social: voilà les grands traits de ses propositions. Une approche qui doit s’appuyer sur une bonne gouvernance et davantage d’efficience des politiques publiques. «L’argent est disponible mais c’est la bonne gouvernance qui fait défaut», tonne-t-il le 14 mai 2018 à Taounate, lors d’une tournée dans la région, n’hésitant pas à décocher des critiques bien acerbes à l’endroit des ministres et des hauts responsables, qu’il qualifie de «menteurs» lorsqu’ils arguent d’un manque de moyens financiers pour justifier les retards de réalisation des projets de développement. Si Nizar Baraka a multiplié l’évaluation critique et sévère de l’action du gouvernement Saâd Eddine El Othmani, c’était pour donner du relief et de la visibilité à son parti, qui se veut porteur d’un programme pratiquement alternatif de changement.
Il était ainsi dans un périmètre, avec un rôle d’opposition. Mais voilà que, le 6 juillet 2018 à Al Hoceima, il a fait un grand éclat, avec un mea culpa quant aux responsabilités de son parti dans la répression du Rif en 1958-59.
Visibilité et lisibilité
Il s’est dit prêt à présenter des excuses à la population; il a aussi exprimé le souhait du PI de se réconcilier avec cette région; il a enfin regretté que les revendications légitimes des populations aient été alors réprimées par une intervention militaire. Dans cette même ligne, il a évoqué le retard mis au dédommagement des victimes. Enfin, avec le même état d’esprit, il a considéré que les jugements rendus contre 53 militants du Hirak sont bien lourds, leur place se trouvant «parmi leurs familles pour vivre dans la paix et participer au développement de leur région». Une position qui tranche avec les accusations de «séparatisme» lancées contre eux par des partis de l’actuelle majorité…
Il prône la réconciliation nationale, soulignant en creux l’embarras d’un cabinet El Othmani, qui a été la remorque des évènements du Rif et qui n’a pas su y apporter les nécessaires réponses d’apaisement. Le Parti de l’Istiqlal est aujourd’hui en flux tendu, pourrait-on dire. Il poursuit sa restructuration et ses rangs se reforment après les secousses et les luttes intestines qui ont marqué le mandat de Hamid Chabat jusqu’à octobre 2017.
Il retrouve de la voix, de la visibilité et de la lisibilité; il est servi d’ailleurs par l’atonie du PAM et par le déficit de crédibilité qui mine le gouvernement El Othmani et ses alliés de la majorité. Le chef de ce cabinet peine à se faire entendre malgré ses dernières postures pour dynamiser l’action de ses ministres et pour leur faire des remontrances pour les inviter à faire du terrain. Le RNI accuse lui aussi des difficultés alors qu’il était donné favori pour arriver en tête en 2021. Le MP de Mohand Laenser et l’UC de Mohamed Sajid sont bien à l’étroit et ne se font guère entendre. Le PPS de Mohamed-Nabil Benabdallah est dans une position tout aussi inconfortable, entouré de suspicion tant par le PJD que par ses alliés. Cette équipe gouvernementale n’arrive pas à dépasser la mauvaise passe qu’elle traverse depuis sa mise sur pied en avril 2017. Son programme d’action, décliné début juillet 2018, n’a même pas été présenté par le Chef du gouvernement mais par le porte-parole du gouvernement entouré de membres du cabinet de Saâd Eddine El Othmani. Les ministres des autres partis de la majorité brillaient également par leur absence.
Continuer à se renforcer
Des interrogations légitimes ne peuvent être évacuées: ce cabinet tiendra-t-il en l’état longtemps, jusqu’à 2021? En tout cas, pour l’heure, le PI de Nizar Baraka est en embuscade, profitant d’une telle conjoncture. Il n’est sans doute pas maître des horloges –autrement dit le calendrier des mois à venir– mais il compte continuer à se renforcer. Voici un an, certains parlaient volontiers d’un «plan B» conduisant à mettre fin à la formule de départ d’El Othmani au bénéfice d’un Akhannouch alors conquérant. Cette option ne tient plus la route.
Faut-il voir dans le PI de Nizar Baraka une sorte de «plan C», non envisagé en 2017, mais qui pourrait bousculer les calculs? Le PI restera-t-il dans l’opposition jusqu’en 2021? C’est très peu probable. Rejoindra-t-il la majorité ou plutôt une majorité différente de celle d’avril 2016? Mais que faire alors du PJD? Pas de quoi conforter en tout cas la stabilité du gouvernement El Othmani, peu soutenu et, de surcroît, confronté à une forte mobilisation de la formation Istiqlalienne...