En continu
L'Europe coupable
- par Abdellatif Mansour
- 25-04-2015
- Société
RESPONSABILITÉ. Les embarcations d’immigrés coulent sous le regard impassible de l’Europe. Une dissuasion cynique.
Les embarcations de fortune qui coulent au large des îles italiennes sont devenues un spectacle permanent. Un phénomène qui se perpétue et se banalise au point que l’on ne perçoit plus la charge dramatique qu’il véhicule au gré des flots.
L’information répétitive s’émousse et ne provoque même plus l’émotion instinctive. Le nombre exact de morts par noyade, 400, 800 ou 900, importe peu. On donne un chiffre rond et on passe à autre chose. L’humanisme, cher à cette Europe des droits de l’Homme, ne répond plus qu’à des considérations aussi froides que les cadavres rejetés sur l’autre rive de la Méditerranée. Même la mer n’en veut pas. C’est dire à quel point on ne sait pas quoi faire de cet “excédent d’humanité”. “Le temps de l’exode vers le nord” de l’écrivain soudanais Tayeb Saleh, serait parfaitement d’actualité, mais en version macabre.
La longue marche
Le point de départ de ce vaste mouvement migratoire ne se limite plus aux pays du Sahel et de la Corne de l’Afrique. Il englobe désormais des pays du Moyen Orient et du Maghreb autrefois peu concernés. Dans leur longue marche vers le Nord, ces migrants des temps nouveaux rejoignent des ports d’attache provisoires, juste pour prendre l’élan nécessaire à un plongeon mortel dans la Méditerranée. Ils sont animés par l’espoir suicidaire d’atteindre l’autre rive. Au Maroc, le transit est terrestre vu que l’Union européenne et son espace Schengen commencent chez nous, depuis les enclaves espagnoles de Sebta et Mélilia. Les autres territoires fortement émetteurs de migrants sont la Libye, la Syrie, l’Irak, le Yémen et le cas à part de la Palestine. Rien que des pays où la chaleur incandescente du “Printemps arabe” n’offre plus d’autre alternative que de prendre la mer, par tous les temps, quitte à y laisser la vie. Quelle est l’attitude de l’Europe en tant que destination annoncée? L’Europe reprend à son compte la formule de Michel Rocard, ancien Premier ministre français: «La France (et plus généralement l’Europe) ne peut accueillir toute la misère du monde». On ne va pas remonter au déluge de l’époque coloniale pour faire valoir des éléments de réponse, à savoir que la misère incriminée, ce sont les grandes puissances européennes qui l’ont d’abord initiée et créée, puis entretenue, par des potentats locaux interposés; que ce soit en Afrique ou ailleurs. Mais, tenons-nous en a l’événementiel de ces toutes dernières années. Comme chacun sait et comme cela a été dûment vérifié, le “Printemps arabe” est parti d’une impulsion euro-américaine. Ce sont des armées venues d’Europe et d’Amérique qui ont intervenu, d’une manière ou d’une autre, dans tous les pays touchés par ce mouvement faussement printanier.
Potentats locaux
L’objectif affiché était de greffer les implants institutionnels de la démocratie, en lieu et place des dictatures existantes. Mais personne n’est dupe, même ceux qui l’étaient au début se sont rendus à l’évidence que la vérité était ailleurs.
L’hirondelle qui devait annoncer le printemps démocratique a tourné court, pour générer une guerre civile d’une atrocité sans limites et un chaos apocalyptique. Les tyrans déboulonnés ou en sursis ne sont pas à pleurer. Mais les centaines de milliers de victimes civiles ont payé le lourd tribut de cette aventure meurtrière. Il n’y a plus que le résiduel étatique qui se maintient en Syrie et continue d’exterminer un peuple esseulé et sans défense. Car les intervenants américains et européens n’ont pas prévu autre chose que la mort et la désolation qu’ils font semblant de découvrir. Il n’y a pas eu de plan B, encore moins de service après vente. Une manière de dire “nous avons neutralisé, ou presque, vos oppresseurs; maintenant, libre à vous de vous entretuer, pourvu que vous ne veniez pas polluer notre beau rivage méditerranéen”.
Urgence nonchalente
Évidemment, la diplomatie européenne n’a pas manqué d’écraser une larme et de sacrifier à une minute de silence à la mémoire des fournées successives de noyés, lors de ses réunions convoquées dans une urgence nonchalente, en traînant le pas. Seule l’Italie a plutôt exigé de presser le pas. Elle a demandé, le mercredi 22 avril 2015, à ses partenaires de l’UE de «combattre ensemble les passeurs en Méditerranée, marchands d’esclaves du 21ème siècle et d’intervenir pour aider les pays au sud de la Libye à se stabiliser». L’Italie ne pouvait pas réagir autrement, en tant que pays de front, recevant de plein fouet les vagues ininterrompues de migrants de l’apocalypse. Même si l’Italie a eu en héritage une chrétienté territoriale pour qui le lien de la papauté a forcément vocation de terre d’asile pour le genre humain, quelles que soient ses convictions religieuses.
Ce legs historique a tout de même laissé quelques survivances heureuses dans le comportement. Dans ce cafouillis généralisé, la Libye apparaît comme le ventre mou de cette déferlante migratoire vers l’Europe. Frontières poreuses, absence d’État et soupçon de relâchement délibéré de ce qui reste des pouvoirs publics pour inonder cette Europe machiavélique. En fait, l’Europe, dans son entièreté institutionnelle, est face à un choix politique et humain qu’elle qualifie de dilemme cornélien: Soit mobiliser, mettre en oeuvre et déployer les moyens nécessaires pour sauver le maximum de migrants en instance de noyade certaine. Soit se contenter d’observer une embarcation qui prend l’eau et chavire dangereusement, en attendant qu’elle coule par le fond! La première posture, murmure-ton dans les coursives du Conseil de l’Europe, constituerait un appel d’air et encouragerait les candidatsmigrants à enfourcher les vagues du désespoir. Pour contre, la deuxième option serait dissuasive, sachant qu’il n’y a pas de sauvetage à attendre pour atteindre la terre ferme. Il semble que l’Union européenne ait opté pour le deuxième choix. Si cela venait à se confirmer, ce serait d’un cynisme absolu. Il ferait écho à un article paru dans The Sun, un tabloïd britannique lu par 2 millions de personnes.
Migrants de l'apocalypse
L’auteur, Katie Hopkins, écrit ceci: «Ne vous trompez pas, ces immigrants sont comme des cafards, ils sont construits pour survivre à une bombe nucléaire», et d’ajouter, «montrez-moi les images de cercueils; montrez-moi les corps flottants dans l’eau, jouez du violon et montrez des personnes affamées et tristes. Je n’en ai rien à faire». Quelle que soit leur nature abjecte, ces propos haineux sont une sorte d’excroissance pathologique d’un nouvel ordre mondial qui consacre la libre circulation des capitaux et des biens, de préférence dans le sens Sud- Nord; mais pas des personnes. Même pas pour un droit d’asile tel qu’il est reconnu par l’ONU. Or, ces personnes estiment que ces mêmes maîtres du monde sont responsables des conditions qui les ont contraints à l’exode. Ils se sont alors sentis en droit de prendre la direction du Nord