L'Europe coupable

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RESPONSABILITÉ. Les embarcations d’immigrés coulent sous le regard impassible de l’Europe. Une dissuasion cynique.

Les embarcations de fortune  qui coulent au large des îles  italiennes sont devenues un  spectacle permanent. Un  phénomène qui se perpétue  et se banalise au point que l’on ne  perçoit plus la charge dramatique  qu’il véhicule au gré des flots.
L’information répétitive s’émousse  et ne provoque même plus  l’émotion instinctive. Le nombre  exact de morts par noyade, 400,  800 ou 900, importe peu. On donne  un chiffre rond et on passe à autre  chose. L’humanisme, cher à cette  Europe des droits de l’Homme, ne  répond plus qu’à des considérations  aussi froides que les cadavres rejetés  sur l’autre rive de la Méditerranée.  Même la mer n’en veut pas. C’est  dire à quel point on ne sait pas quoi  faire de cet “excédent d’humanité”.  “Le temps de l’exode vers le nord”  de l’écrivain soudanais Tayeb Saleh,  serait parfaitement d’actualité, mais  en version macabre.

La longue marche
Le point de départ de ce vaste  mouvement migratoire ne se  limite plus aux pays du Sahel et  de la Corne de l’Afrique. Il englobe  désormais des pays du Moyen  Orient et du Maghreb autrefois  peu concernés. Dans leur longue  marche vers le Nord, ces migrants  des temps nouveaux rejoignent  des ports d’attache provisoires,  juste pour prendre l’élan nécessaire  à un plongeon mortel dans la  Méditerranée. Ils sont animés par l’espoir suicidaire d’atteindre l’autre  rive. Au Maroc, le transit est terrestre  vu que l’Union européenne et son  espace Schengen commencent chez  nous, depuis les enclaves espagnoles  de Sebta et Mélilia.  Les autres territoires fortement  émetteurs de migrants sont la Libye,  la Syrie, l’Irak, le Yémen et le cas à part  de la Palestine. Rien que des pays où la  chaleur incandescente du “Printemps  arabe” n’offre plus d’autre alternative  que de prendre la mer, par tous les  temps, quitte à y laisser la vie. Quelle est l’attitude de l’Europe en  tant que destination annoncée?  L’Europe reprend à son compte la  formule de Michel Rocard, ancien  Premier ministre français: «La France  (et plus généralement l’Europe) ne  peut accueillir toute la misère du  monde». On ne va pas remonter au  déluge de l’époque coloniale pour  faire valoir des éléments de réponse,  à savoir que la misère incriminée,  ce sont les grandes puissances  européennes qui l’ont d’abord initiée  et créée, puis entretenue, par des  potentats locaux interposés; que  ce soit en Afrique ou ailleurs. Mais,  tenons-nous en a l’événementiel  de ces toutes dernières années. Comme chacun sait et comme cela  a été dûment vérifié, le “Printemps  arabe” est parti d’une impulsion  euro-américaine. Ce sont des armées  venues d’Europe et d’Amérique qui  ont intervenu, d’une manière ou d’une  autre, dans tous les pays touchés par  ce mouvement faussement printanier.

Potentats locaux
L’objectif affiché était de greffer  les implants institutionnels de la  démocratie, en lieu et place des  dictatures existantes. Mais personne  n’est dupe, même ceux qui l’étaient  au début se sont rendus à l’évidence  que la vérité était ailleurs.
L’hirondelle qui devait annoncer le  printemps démocratique a tourné  court, pour générer une guerre  civile d’une atrocité sans limites et  un chaos apocalyptique. Les tyrans  déboulonnés ou en sursis ne sont pas à  pleurer. Mais les centaines de milliers  de victimes civiles ont payé le lourd tribut de cette aventure meurtrière.  Il n’y a plus que le résiduel étatique  qui se maintient en Syrie et continue  d’exterminer un peuple esseulé et  sans défense. Car les intervenants  américains et européens n’ont pas  prévu autre chose que la mort et la  désolation qu’ils font semblant de  découvrir. Il n’y a pas eu de plan  B, encore moins de service après  vente. Une manière de dire “nous  avons neutralisé, ou presque, vos  oppresseurs; maintenant, libre à  vous de vous entretuer, pourvu que  vous ne veniez pas polluer notre  beau rivage méditerranéen”.

Urgence nonchalente
Évidemment, la diplomatie  européenne n’a pas manqué  d’écraser une larme et de sacrifier à  une minute de silence à la mémoire  des fournées successives de noyés,  lors de ses réunions convoquées  dans une urgence nonchalente,  en traînant le pas. Seule l’Italie  a plutôt exigé de presser le pas.  Elle a demandé, le mercredi 22  avril 2015, à ses partenaires de  l’UE de «combattre ensemble  les passeurs en Méditerranée,  marchands d’esclaves du 21ème  siècle et d’intervenir pour aider  les pays au sud de la Libye à se  stabiliser». L’Italie ne pouvait pas  réagir autrement, en tant que pays  de front, recevant de plein fouet les vagues ininterrompues de migrants  de l’apocalypse. Même si l’Italie  a eu en héritage une chrétienté  territoriale pour qui le lien de la  papauté a forcément vocation de  terre d’asile pour le genre humain,  quelles que soient ses convictions  religieuses.
Ce legs historique a tout de même  laissé quelques survivances  heureuses dans le comportement.  Dans ce cafouillis généralisé, la  Libye apparaît comme le ventre  mou de cette déferlante migratoire  vers l’Europe. Frontières poreuses,  absence d’État et soupçon de  relâchement délibéré de ce qui reste  des pouvoirs publics pour inonder  cette Europe machiavélique.  En fait, l’Europe, dans son entièreté  institutionnelle, est face à un  choix politique et humain qu’elle  qualifie de dilemme cornélien:  Soit mobiliser, mettre en oeuvre et  déployer les moyens nécessaires  pour sauver le maximum de  migrants en instance de noyade  certaine. Soit se contenter d’observer  une embarcation qui prend l’eau  et chavire dangereusement, en  attendant qu’elle coule par le fond!  La première posture, murmure-ton  dans les coursives du Conseil  de l’Europe, constituerait un appel  d’air et encouragerait les candidatsmigrants  à enfourcher les vagues du  désespoir. Pour contre, la deuxième option serait dissuasive, sachant qu’il  n’y a pas de sauvetage à attendre  pour atteindre la terre ferme. Il  semble que l’Union européenne  ait opté pour le deuxième choix. Si  cela venait à se confirmer, ce serait  d’un cynisme absolu. Il ferait écho  à un article paru dans The Sun, un  tabloïd britannique lu par 2 millions  de personnes.

Migrants de l'apocalypse
L’auteur, Katie Hopkins, écrit  ceci: «Ne vous trompez pas, ces  immigrants sont comme des  cafards, ils sont construits pour  survivre à une bombe nucléaire», et  d’ajouter, «montrez-moi les images  de cercueils; montrez-moi les corps  flottants dans l’eau, jouez du violon  et montrez des personnes affamées  et tristes. Je n’en ai rien à faire».  Quelle que soit leur nature abjecte,  ces propos haineux sont une sorte  d’excroissance pathologique d’un  nouvel ordre mondial qui consacre  la libre circulation des capitaux et des  biens, de préférence dans le sens Sud-  Nord; mais pas des personnes. Même  pas pour un droit d’asile tel qu’il est  reconnu par l’ONU.  Or, ces personnes estiment que  ces mêmes maîtres du monde sont  responsables des conditions qui les  ont contraints à l’exode. Ils se sont  alors sentis en droit de prendre la  direction du Nord

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