
Maroc Hebdo: Au Maroc, est-ce qu’on peut parler d’un maraboutisme au féminin?
Dr Mustapha Akhmisse:
Oui, au cours de mon enquête à travers le Maroc pour réaliser mon travail sur les saintes, j’ai recensé plus de cent mausolées abritant des “waliates” encore visitées et vénérées par la population.
Qui sont les saintes les plus connues au Maroc et quels sont les miracles qu’elles accomplissaient?
Dr Mustapha Akhmisse:
Elles sont nombreuses, mais j’en citerai deux, l’une à Casablanca et l’autre à Azemmour. A Casablanca, dans l’ancienne médina, sur la Place de Belgique, dans l’ancien emplacement de la légation belge, est érigé le modeste mausolée de Lalla Taja. Elle était une dame riche et généreuse qui s’est distinguée par sa compassion pour les enfants abandonnés. Elle leur consacrait tout son temps et toute sa fortune. Le consul de Belgique, qui était son voisin, fut ému par l’abnégation et la générosité de cette femme. Il se mit à l’aider en lui faisant des dons et en hébergeant certains petits enfants.
Comment est né le mythe Lalla Taja?
Dr Mustapha Akhmisse:
Les mauvaises langues ont mal interprété cette collaboration et ont fait circuler le bruit que Lalla Taja était tout simplement l’amante de l’étranger. Plus personne n’adressait la parole à la bienfaitrice et certains lui ont même jeté des pierres à son passage. Elle n’osait plus sortir et s’enfonça dans une grave dépression jusqu’à la mort. Le pacha refusa qu’elle soit enterrée dans le cimetière musulman du fait qu’elle aurait commis un adultère avec un mécréant. C’est ainsi que les femmes du quartier, révoltées par l’attitude de l’autorité, prirent le cercueil et allèrent l’ensevelir dans le jardin de la légation; elles se cotisèrent et édifièrent un petit mausolée autour de sa tombe.
Quelles vertus attribue-t-on à cette sainte?
Dr Mustapha Akhmisse:
Ce petit mausolée est devenu un lieu de pèlerinage pour les femmes malheureuses qui viennent trouver auprès de Lalla Taja force et courage pour affronter la dure réalité de la vie. Une belle “kassida” (poème) continue à être chantée en son honneur par les femmes au cours du rituel de henné, dans les bains maures et au cours des fêtes religieuses.
Qu’en est-il de Lalla Aïcha El Bahria?
Dr Mustapha Akhmisse:
Etudiante iraqienne à Bagdad, Lalla Aïcha rencontra Moulay Bouchaïb, futur grand wali d’Azemmour, venu approfondir ses connaissances théologiques dans la capitale de l’Iraq. Ils s’aimèrent et décidèrent de se marier. La famille d’Aïcha refusa l’union et Moulay Bouchaïb, dépité, rentra au pays. Sa bien-aimée, très éprise, décida de le suivre. Elle se déguisa en matelot et s’arrangea pour prendre un bateau qui allait voguer vers le Maghreb. Le destin a voulu que cette embarcation échoue en pleine nuit à l’embouchure de l’Oued Oum Rabii. Les vagues roulèrent le corps de Lalla Aïcha jusqu’au rivage d’Azemmour. Au même moment, Moulay Bouchaïb a fait un rêve prémonitoire où il voyait sa bienaimée allongée sur la plage où il avait l’habitude de se rendre pour méditer. Réveillé en sursaut, il se rendit sur la grève et découvrit avec douleur le corps inanimé de son amour. Il l’enterra de ses propres mains là où elle repose actuellement.
Quels rites pratique-t-on dans son mausolée?
Dr Mustapha Akhmisse:
Lalla Aïcha dispose d’un mausolée austère auquel les visiteuses accèdent par une petite pièce maculée de henné après avoir été soumises au rite de la fumigation. A la tête de la tombe, se tient une gardienne des lieux à qui les visiteuses angoissées, déprimées ou stériles remettent des offrandes sous formes d’argent, de volailles, de bougies ou d’encens. Certaines visiteuses se prêtent au rite du henné dans une ambiance festive. Après avoir fait le tour de la tombe, les visiteuses se rendent à une petite pièce attenante, pour se baigner avec l’eau salée provenant d’un puits des environs. Avant de quitter les lieux, elles laissent en guise d’ex-voto, leurs sousvêtements afin d’éloigner la “tabâa”, porteuse de leurs malheurs.
Comment définiriez-vous la “tabâa”?
Dr Mustapha Akhmisse:
La “tabâa” serait un esprit féminin maléfique qui se colle à une personne. Elle le suit partout, d’où “tabâa”, la suiveuse, et fait échouer tout ce qu’elle entreprend.
Qu’est-ce qui caractérisait ces femmes saintes?
Dr Mustapha Akhmisse:
Dans la galerie de portraits que j’ai présentée, se sont dégagées des femmes exceptionnelles qui ont marqué l’imaginaire des populations rurales ou citadines par leur culture, leur courage, leur intelligence ou tout simplement par l’amour qu’elles donnaient aux autres. C’est ainsi que j’ai découvert des saintes de légendes, des saintes humbles ou princières, lettrées ou analphabètes, des charismatiques, des saintes qui chantent et qui jouent de la musique. Par ailleurs, les gens de Fès m’ont parlé avec passion et respect de Lalla Amina Assagma, qui errait à longueur de journées à travers rues et places, à peine vêtue en répétant des phrases sybilliques. C’est une “majdouba”, une folle mystique perdue dans l’extase.
Dans quel contexte ces femmes évoluaient-elles et comment ontelles réussi à s’imposer comme des femmes d’exception?
Dr Mustapha Akhmisse:
Elles n’étaient pas exclues de la vie de la cité. C’est ainsi que Lalla Mehalla, la docte, enseignait aux étudiantes le Coran et le Hadith, dans un “msid” à Marrakech, avec une pédagogie particulière. Par contre, Lalla Menana participait à la lutte contre l’occupation de Larache par les Portugais en nourrissant les résistants et en soignant leurs plaies de guerre.
Est-ce qu’une femme sainte avait la même importance et le même respect qu’un marabout homme?
Dr Mustapha Akhmisse:
En général, la population marocaine voue le même respect et donne la même importance aux “waliates” et aux walis. Il existe cependant quelques différences dans la construction des mausolées. Ceux dédiés aux saintes sont plus modestes. En plus, il n’y a presque pas de zouias créées par des femmes comme il y a peu de moussems qui leur sont consacrés.
Leur arrivait-il d’être rejetées ou exclues de la communauté pour sorcellerie, comme c’était le cas dans d’autres pays?
Dr Mustapha Akhmisse:
Bien au contraire même les “majdoubates”, qui sont en fait des folles mystiques, comme Lalla Sagma de Fès, étaient acceptées et vénérées.