HÉGÉMONIE. Chiites et sunnites, deux qualificatifs à forte charge historique d’un autre temps, font l’actualité. Depuis l’Iran, les adeptes de l’Imam Ali sont les maîtres du jeu sanglant qui secoue le Golfe et le Moyen-Orient. Ils ont pour concurrents la Turquie, une puissance sunnite.
L’Orient était déjà suffisamment compliqué; il est devenu quasi illisible. On a du mal à mettre une quelconque logique pour déceler la raison d’État et discerner les factions en guerre larvée ou ouverte. Qui combat qui, au nom de quoi et pour quel objectif? Bien qu’ils soient priés de s’abstenir, les citoyens lambda et autres néophytes veulent quand même comprendre.
Les stratèges auto-proclamés, du haut de leur vocation subitement révélée, squattent les plateaux de télévision pour nous livrer quelques explications aussi vaseuses que préfabriquées. Ils s’emmêlent les pinceaux et rendent l’objet de leur réflexion encore plus obscur. Dans cet imbroglio qui paraît inextricable, deux mots clés campent les premiers rôles, avec une charge historique des plus denses et des plus lourdes de conséquence: sunnites et chiites. Chaque fois que l’actualité les exhume, ils nous reviennent à la figure avec une intensité brûlante, comme s’ils venaient d’être conçus alors qu’ils ont traversé les âges, animé une procession ininterrompue de générations et produit un amoncellement de cadavres. Au commencement n’était donc pas l’exécution par décapitation d’un imam saoudien, et néanmoins chiite, le 2 janvier 2016, du nom de Nimr Baqir Al-Nimr. C’est beaucoup plus profond. Il n’empêche qu’être chiite dans le temple du sunnisme, et en faire un substrat d’opposition politique à la famille régnante sur ce royaume wahhabite, il fallait bien que le martyr décapité ait un brin de conviction et quelques onces de courage. Cette “justice”, qui surgit du fin fond des temps obscurantistes, a mis en émoi le reste de la planète. La raison religieuse est mise en avant, mais l’attention est ailleurs. Elle est du côté des cotations boursières et du baril de pétrole qui frémit dangereusement à la hausse. Toute cette plateforme pétrolifère risque de prendre feu. Ce serait l’apocalypse dans un monde qui n’est pas encore prêt à carburer aux rayons du soleil et au souffle du vent. Depuis les tribunes les plus autorisées, on accourt pour contenir ce début d’incendie.
Réflexes d’un passé lointain
Parallèlement à cette urgence économique et immensément pécuniaire, on se surprend à vivre une situation présente qui a pour ressorts des modes de pensées et des réflexes d’un passé lointain. Le chiisme et le sunnisme, tels qu’ils sont apparus au premier siècle de l’Hégire et au septième siècle de la chrétienneté, sont en confrontation aujourd’hui, sous nos yeux. Le décalage est énorme. Évidemment que l’Occident a aussi connu des guerres et des persécutions religieuses, en interne, à partir du schisme entre catholiques et protestants, au 16ème siècle. Mais il les a dépassées en produisant un référentiel de valeur moderniste, à même de garantir un vivre-ensemble en bonne intelligence.
Des relents politiques manifestes
Pourquoi nous autres, à l’historicité islamique mal intégrée, n’avonsnous pas sécrété un système semblable, cousu main par nous-mêmes à l’aune de cette authenticité qui nous est chère? Pour y répondre, rien de mieux qu’un bref rappel historique. Cramponnez-vous pour résister au vertige du temps.
Nous sommes en 658, Ali Ibn Abi Taleb, cousin et gendre du Prophète, est en concurrence avec Muawiya pour le califat; poste vacant depuis l’assassinat, deux années plus tôt, du calife Othman Ben Affan. Les deux postulants se préparent à la célèbre bataille de Saffeine qui n’aura pas lieu. Alors que Ali avait les moyens de l’emporter, Muawiya a proposé l’arbitrage d’un comité de sages qu’il a su détourner en sa faveur. De la ruse politique qui n’a rien à envier à celle des temps présents. Sans plus amples détails, dont nous nous passerons, ce fut là l’origine du premier schisme, étymologiquement division, au sein de l’Islam, qui enfantera la tendance chiite et toute la doctrine brodée autour.
La ligne de démarcation est définitivement tracée entre les chiites, restés fidèles à Ali, dont ils réclament la légitimité d’un califat de droit, non obtenu; et les sunnites, plus pragmatiques dans leur rapport au pouvoir politique. Au fil des siècles, les différences se creusent au niveau de la pensée fondamentale. Les chiites sont pour une interprétation conforme à l’esprit du Coran; alors que les sunnites s’en tiennent à une lecture au premier degré du texte coranique.
Une dispute séculaire, aux relents politiques manifestes, que la révolution iranienne de 1979 a ramenée en surface. Et dont le printemps arabe a révélé l’existence active sur le front politique. Les chiites sont bel et bien présents, à proportion variée dans les pays du Golfe et du Moyen- Orient. Avec 15 à 20% en Syrie, ils arrivent à jouer les minorités de blocage en faveur de Bachar Al Assad et de ses Alaouites minoritaires.
Affrontements sanglants
Tout récemment, ils ont fait l’événement en Arabie Saoudite, même si leur chef y a laissé la tête, alors qu’ils ne représentent que 10 à 15% de la population. Au Liban, ils font la guerre et la paix, ainsi que les gouvernements qui vont avec; bien qu’ils ne constituent que le tiers, toutes confessions confondues. En Irak, les 75% de chiites sont maîtres des lieux, au prix d’affrontements sanglants avec les sunnites de l’intérieur et avec Daech.
Le Bahrein, lui, vacille sous les coups de boutoir des chiites, majoritaires à hauteur de 65 à 75%. Forts de l’appui du grand frère protecteur iranien, les chiites sont farouchement déterminés à se faire entendre et à revendiquer leur part de pouvoir ici-bas, quitte à ce que la réalisation de cet objectif passe par les armes. Comme quoi, les chiites sont une donnée fondamentale dans cette région tourmentée où les forces en présence se jaugent, les régimes sont mis à l’épreuve et les cartes territoriales sont en train de se redéfinir. Seule la Turquie, grande puissance sunnite, pourrait faire contre-poids.