INTERVIEW. Une bonne partie de Marocains, particuliers et entrepreneurs, refusent toujours de traiter avec les banques commerciales de la place. Les produits Halal proposés par les futures banques islamiques, dites participatives, les convaincront ils de se bancariser?
Maroc Hebdo: Existe-t-il vraiment une différence entre le modèle de banque participative calqué sur celui de la banque islamique du Golfe et celui de banque commerciale?
Omar Kettani: Oui, il y a une différence. Il y a des clauses de protection du consommateur liées aux opérations commerciales des banques islamiques qui sont absentes dans les banques commerciales conventionnelles, notamment en ce qui concerne les pénalités de retard de paiement à la banque par l’acheteur d’un bien à crédit. Le client de la banque islamique bénéficie toujours d’un délai de retard gratuit, contrairement à la banque commerciale; mais si le délai se prolonge, il peut y avoir pénalités de retard, mais elles ne sont pas versées à la banque mais à une oeuvre caritative. Il y a, dans les activités commerciales de la banque islamique, partage des risques, ce qui n’est pas le cas des banques commerciales, qui se protègent presque intégralement et unilatéralement contre le risque. Le client est alors livré à lui-même. Ne pensez-vous pas que ce sont seulement des termes, tels que le taux d’intérêt, qui vont changer? Omar Kettani: L’interdiction de l’intérêt n’est pas un hasard. L’économie islamique, dont la finance n’est qu’une partie, cherche à construire une société solidaire (une Umma). Pour cela, il faut un ensemble de valeurs sociales stimulantes (les valeurs de l’égalitarisme et de la justice, du travail, du savoir, de l’entraide (Takaful), la dénégation de l’avarice, de la cupidité, de l’ostentation, de la thésaurisation, du gaspillage de la spéculation… La pratique de l’intérêt est interdite parce que le prêt de l’argent donne lieu à une rémunération fixe et assurée pour le prêteur et variable et souvent aléatoire pour l’emprunteur, ce qui est un échange inégale et inacceptable. D’autre part, si l’emprunteur gagne plus que le taux d’intérêt, il ne partagera pas le surplus gagné, et s’il perd plus que le taux d’intérêt payé, le prêteur ne partagera pas avec lui la perte. Donc le principe de partage du risque, qui est en fait un principe de solidarité, est à l’origine de l’interdiction de l’intérêt. Quand on parle de finance islamique, cela veut dire que c’est conforme à la Chariaa? Omar Kettani: Oui et cela veut dire le respect de cinq principes de base: l’interdiction de la Riba ou toute opération où il y a versement ou réception d’un taux d’intérêt; l’interdiction du Gharar (le gharar est interdit lorsque la finalité d’un contrat dépend d’un résultat ambigu, incertain ou dépendant d’événements imprévisibles) et du Maysir.
Dans les faits, chaque jeu où il y a gain d’argent est considéré comme Maysir; l’interdiction de produire une production Haram (alcool, porc, armement…); l’obligation du partage des profits et pertes (al Ghonmou bil Ghorm). Les relations économiques étant basées sur le risque, il est donc naturel que les deux parties en relation partagent ces risques, pour raison d’équité individuelle et pour raison de solidarité sociale. Aussi, il y a l’obligation d’asseoir toute transaction financière sur des actifs réels (une entreprise pas ou peu endettée) et en même temps un produit réel des opérations.
Pourquoi, justement, avons-nous, au Maroc, une loi régissant la finance islamique intégrée dans le cadre de la loi bancaire?
Omar Kettani: Probablement parce que le lobby bancaire était très réticent vis-à-vis d’un système bancaire dont il ignorait tout, et pour maintenir une réglementation suffisamment pauvre pour garantir la mainmise de Bank Al Maghrib sur des banques participatives disposant d’une faible protection juridique, et d’une autonomie limitée.
On parle de commercialisation au Maroc de produits limités de finance islamique, d’après la loi réglementant ce nouveau système. Pourquoi, selon vous?
Omar Kettani: Il y a six produits autorisés pour le lancement des produits bancaires islamiques: la Mourabaha, la Moudaraba, la Moucharaka, l’Ijara, Salam et l’Istisnaa. Autrement dit, il y a des produits de financement des opérations de ventes (Mourabaha, Ijara, Salam, Istisnaa) et des produits de financement participatifs (Moudaraba, Moucharaka). La loi bancaire autorise d’ajouter d’autres produits sous réserve de vérification de conformité par le comité juridique de contrôle. Nous sommes dans la phase de démarrage des banques participatives, il faut un temps de maîtrise des produits proposés. Il est difficile de juger les intentions réelles du lancement des banques participatives, nous pourrons juger la pratique: Sera-t-elle réellement respectueuse de l’esprit de la finance islamique? Sera-t-elle proposée à des prix raisonnables et compétitifs? Sera-t-elle ouverte plus aux PME, contrairement aux banques conventionnelles?
Quel sera le rôle du Conseil des Oulémas?
Omar Kettani: Un rôle de consultation et non un rôle décisionnel, étant donné que la Chariaa suppose une position nette: conforme ou non conforme. Le suivi de l’application du contrat sera probablement fait par le comité de contrôle interne, qui, vu son affiliation à la banque financièrement parlant, pourrait être peu strict sur le respect des règles de la Chariaa.
Comment jugez-vous le fait que les premières banques participatives sont issues de banques commerciales marocaines?
Omar Kettani: Les premiers venus sur le marché vont bénéficier d’un gros gâteau: celui du grand marché du crédit logement avec un risque relativement limité et un gain assuré.
La question qui se pose est: si des groupes privés ou des hommes d’affaires marocains proposent de créer des banques indépendantes, Bank Al Maghrib accepterait-elle de leur accorder l’accréditation?
Quel est le but réel de l’introduction des banques dites participatives au Maroc?
Les fervents défenseurs des pratiques économiques islamiques, comme notre Association d’économie islamique, y voient l’aboutissement d’une étape importance sur la voie de création d’une finance islamique après près de trente ans de militantisme. La grande partie des ménages au Maroc y voient l’espoir d’acheter un logement à un prix raisonnable, conformément aux principes de la Chariaa.
Une catégorie de petits ou de jeunes entrepreneurs marocains y voient l’espoir de pouvoir obtenir un financement qu’ils ne pouvaient ou qu’ils ne voulaient pas obtenir (pour raison religieuse) auprès des banques conventionnelles. Et les banques conventionnelles y voient une perspective qui était inévitable à terme et qui menaçait l’équilibre parfait des banques marocaines sur le marché national, et donc c’est une aubaine à ne pas rater, au risque d’hégémonie des banques du Golfe.