Le PJD est-il royaliste



Les propos de Abdelali Hamiddine mettant en question la monarchie sont outrageants. Un pamphlet irrecevable, aux antipodes de la réalité. Ne reflètent-ils pas simplement les desseins inavoués des islamistes ?

Voilà un débat institutionnel qui rebondit! Ceux qui pensaient que ce dossier n’est plus à l’ordre du jour depuis l’adoption de la nouvelle Constitution de juillet 2011 en sont donc pour leurs frais. Cette polarisation, on ne la doit pas à tel ou tel groupe de la gauche radicale ou quelques «activistes» impénitents, mais à l’un des dirigeants du PJD, Abdelali Hamiddine. Parlementaire, secrétaire général du congrès régional de Rabat-Salé-Kénitra élu à la fin mars 2018, il est un des proches de Abdelilah Benkirane. Ses propos tenus, le 30 juin 2018, dans le cadre du «Dialogue interne» de son parti, à Dayet Erroumi, pas loin de Khémisset, sur la place et le rôle de la monarchie nourrissent une vive controverse. Il a ainsi déclaré que «sous sa forme actuelle, la monarchie constitue un frein au développement et qu’elle était également une entrave à une démocratie réelle».

Une extrapolation hasardeuse
La charge est lourde, comment l’expliquer? Et les questions ne manquent pas, celle-ci en particulier: qui a fait «fuiter» cette déclaration? En principe, de telles réunions sont régies par une totale maîtrise de la communication. La formation islamiste a quelque expérience dans ce domaine, elle qui a connu depuis une vingtaine d’années les contraintes du genre et ce à travers de multiples conjonctures et vicissitudes passablement chahutées. Abdelali Hamiddine réagit et s’insurge contre les «frères» qui ont veillé à rendre publics ses propos sur le site même du PJD.

Sur sa page Facebook, il précise qu’ils ont été dénaturés, placés hors contexte et qu’ils s’inscrivaient pratiquement dans une longue intervention et un développement. Il interpelle vivement le secrétaire général de son parti, Saâd Eddine El Othmani, en demandant instamment l’ouverture d’une enquête –interne elle aussi– pour identifier et confondre les auteurs d’une pareille instrumentalisation en ligne.

Dans sa mise au point, il ajoute que son parti agit «dans le cadre de constantes de la Nation » et va même plus loin en se retranchant derrière cette justification: «Quand le Souverain parle de réforme des institutions, cela entend également la monarchie». Une extrapolation bien hasardeuse qui, au lieu de calmer les choses, les ravive et les exacerbe même. Ce dirigeant islamiste s’enfonce…

Le fond du problème
L’affaire agite la direction de la formation islamiste, laquelle ne sait plus très bien où donner de la tête. Le secrétaire général du PJD se résout à ouvrir une enquête sous sa supervision avec trois membres, Nabil Chikhi, Mohamed El Hamdaoui et Rachid Lamdaouar. La mission assignée à cette troïka est d’«enquêter sur la diffusion par le site pjd.ma de certaines interventions de la Conférence nationale du dialogue interne sans le consentement de la direction du parti». Saâd Eddine El Othmani ne se prononce pas sur la teneur des déclarations de Abdelali Hamiddine –ce qui est le fond du problème– mais sur un couac présumé de communication. Plus encore, il ne relève pas que le dialogue interne de son parti organisé à cette occasion portait sur une évaluation d’étape du parti dans son fonctionnement et dans son appréhension de l’action du gouvernement actuel. Cet ordre du jour couvrait-il donc aussi l’évaluation de l’institution monarchique et du reformatage du statut et du rôle du Roi?

Les conclusions de cette commission conduisent à l’absence de mauvaise foi quant à la «fuite» incriminée; elles précisent également qu’il n’y a eu aucune volonté de choisir des extraits de l’intervention de Hamiddine pour diffusion; elles font état enfin d’une «faute professionnelle grave» du responsable du département numérique du site du PJD, qui n’a pas veillé à vérifier l’enregistrement en cause avant sa diffusion comme le veut la règle du parti en la matière. Des mesures disciplinaires sont annoncées à propos de ce manquement.

Cette explication est-elle convaincante? Personne ne peut sérieusement le croire tant il est vrai que la formation islamiste gère son site officiel de la manière la plus sourcilleuse qui soit, par tradition, pourrait-on dire, mais aussi compte tenu de ses responsabilités gouvernementales actuelles.

Double langage
A-t-on voulu de fait livrer Hamiddine et lui faire porter le chapeau d’un dirigeant pratiquement antisystème? Ou alors, a-t-on saisi cette saillie de ce dirigeant pour conforter le soutien d’El Othmani et des siens à la monarchie et renouveler ainsi leur indéfectible attachement à celle-ci? Enfin, une autre lecture n’est pas à écarter: au-delà de Hamiddine, c’est Abdelilah Benkirane et son clan que l’on a voulu mettre sur la sellette pour appuyer leur cantonnement particulier au sein du PJD face à un courant gouvernemental formé d’El Othmani et des siens. D’aucuns vont cependant plus loin et font volontiers référence à un double langage de la formation islamiste, nourrissant l’ambiguïté et maintenant deux fers au feu, le premier donnant des gages de fidélité et de loyauté en même temps que le second entretient les braises d’une contestation pas seulement potentielle de nuisance.

C’est que la controverse se déploie sur plusieurs fronts, au sein du PJD mais également au-delà en débordant sur une problématique de fond: celle du rapport de ce parti avec la monarchie. En interne, elle offre en effet un nouveau champ de divergence entre ce qui est présenté comme la ligne Benkirane et celle d’El Othmani. Elle ravive ainsi la crise connue de la nomination de ce dernier à la tête du gouvernement en avril 2017 sur les bases d’une formule majoritaire refusée durant six mois par son prédécesseur.

Le match n’est pas fini et il connaît aujourd’hui ce que l’on pourrait appeler des prolongations. En comparant Benkirane à Mandela, Abdelali Hamiddine a évidemment forcé le trait; mais il s’est accroché à une figure de légende comme l’ancien leader sud-africain de l’ANC, il campe dans une sorte de front du refus total avec une forte charge symbolique. En soulignant le leadership de Benkirane, capable de «résister» donc, il discrédite la nouvelle direction de la formation islamiste et lui fait pratiquement un procès en illégitimité.

Franche explication
A l’heure où le bilan du cabinet El Othmani reste fortement sujet à caution, la ligne Benkirane trouve dans les rangs du parti des éléments de rebond perturbateurs et de nature à le fragiliser davantage. Il faut y voir aussi une opération visant à tenter de justifier l’autre bilan, celui de Benkirane, par les difficultés qu’il a eues à appliquer son programme par suite du «frein» que constitue la monarchie tant pour le développement que pour la démocratie.

De quoi rappeler les dénonciations récurrentes du même Benkirane à propos des «résistances» qualifiées de métaphores animalières… Tout cela n’a pas échappé à El Othmani, qui multiplie, ces jours-ci, les déclarations d’attachement à la monarchie. Il y souligne qu’elle est le «garant» essentiel des constantes constitutionnelles fondamentales, et que cette position n’est pas dictée par «des intérêts ni sur une logique pragmatique ou tactique». Il change aussi de registre à propos de Hamiddine. Ainsi, il a d’abord réagi en invitant «ceux qui ne respectent pas l’éthique et les valeurs du PJD» à aller créer leur propre parti. Il a ensuite reçu Hamiddine pour une franche explication mais sans suite. C’est que El Othmani ne peut pas faire plus, l’option d’une mesure éventuelle par la commission de discipline n’étant guère envisageable sauf à ouvrir une nouvelle crise politique interne.

Dans le camp du refus
En creux, n’est-ce pas le rapport du PJD à la monarchie qui reste encore en instance? A force de déclarer l’attachement à celle-ci, il y a de quoi se poser des questions de principe. N’est-ce pas parce que ce responsable islamiste s’échine à donner des gages compte tenu du passif et du passé? La suspicion qui persiste à cet égard –même si elle est moins vive qu’il y a une dizaine d’années– mettra du temps avant de se dissiper. Et force est de faire ce constat pour l’heure: toute la capitalisation qu’a pu laborieusement engranger le PJD, notamment depuis le scrutin législatif de novembre 2011 et de sa direction du cabinet durant six ans et demi, se voit désormais en équation.

Au fond, le PJD est-il monarchiste? Dans la mouvance islamiste dont il est une composante gouvernementale, bien des interrogations ne peuvent être évacuées ni même minorées. L’association Al Adl Wal Ihsane, fondée par le leader disparu Abdesslam Yassine, est hors champ institutionnel. Elle ne participe pas aux élections en tant que telle même si une bonne partie de ses adhérents et sympathisants se sont mobilisés pour apporter leurs voix au PJD, dirigé alors par Abdelilah Benkirane. Ils sont pourtant dans le camp du refus, récusant le «système» institutionnel dans son ensemble et défendant un autre ordre dont l’ossature serait articulée autour d’Imarat Al Mouminine… Rien d’étonnant que, du côté du PJD, s’affirme surtout le primat d’Amir Al Mouminine avec pour cahier de charges la défense de l’Islam, des croyants et de Dar Al Islam.

Grandes avancées
Lors des consultations menées en préparation de la Constitution de juillet 2011, la formulation première des dispositions de l’article 25 qui garantissaient «les libertés de pensée, d’opinion et d’expression» incluaient également la «liberté de conscience». Cette inclusion avait été rejetée par Abdelilah Benkirane, qui avait même menacé de sortir dans la rue et de boycotter le référendum si elle était maintenue. D’où la correction apportée à la première version. C’est dire que dans sa «pesée», le PJD mettait en balance le retrait de la «liberté de conscience» avec toutes les grandes avancées réalisées par la nouvelle loi suprême.

Cela dit, quelles conséquences potentielles ou non pourrait avoir le débat engagé par Abdelali Hamiddine? Que l’idée d’une nouvelle réforme de la Constitution –ou à tout le moins d’amendements– ne soit pas à écarter, tout le monde en convient. Du côté du Méchouar, il est connu qu’une réflexion serait en cours pour apporter des changements au texte de 2011, notamment à l’article 47 (nomination du Chef du gouvernement,…) ou pour clarifier des expressions ambigu?es (article 42: … protection du choix démocratique, article 167: … culture du service public, …). Mais un référendum constitutionnel sollicitant le vote de quelque 17 millions d’électeurs serait-il organisé sur ces seuls points? Une si grande consultation populaire ne pourrait-elle pas englober surtout de nouvelles avancées et une génération de réformes politiques et institutionnelles éligibles à une vision à long terme?

Enclosure frileuse
Une maturation se fait dans ce sens, lentement sans doute, mais elle capitalise déjà des acquis en même temps qu’elle identifie des pistes pouvant ou devant être explorées pour consolider davantage l’État de droit, les libertés et la démocratie. Abdelali Hamiddine et le courant Benkirane dont il est le porte-parole, pas si autoproclamé qu’on pourrait croire, pose la question de la réforme institutionnelle mais en la focalisant sur la monarchie. Pratiquement, il crispe les acteurs, dont le premier d’entre eux, le Roi en l’occurrence; il gèle ainsi toute velléité de changement parce que seul le Roi peut initier, accompagner et conforter pareille perspective. Il divise finalement la société politique alors qu’elle bénéficiait, malgré tout, d’une cohésion et d’un consensus sur les règles de jeu et les formes d’action. Et si l’on commençait tout d’abord par implémenter toutes les opportunités offertes par la présente Constitution alors que deux chefs de gouvernement PJD se sont retranchés dans une enclosure frileuse conduisant à une retenue frisant l’incapacité à assumer la plénitude de leurs attributions.

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