
Jugé pour «traite d’êtres humains», «abus de pouvoir à des fins sexuelles», «viol et tentative de viol» Taoufik Bouachrine a été condamné à douze ans de prison ferme.
Une terrible crise d’hystérie s’est emparée de la maman de Taoufik Bouachrine, à la sortie de la cour d’appel de Casablanca, ce samedi 10 novembre 2018. Il était tard dans la nuit, une heure du matin environ. Femme âgée, fatiguée et malade, elle criait de toutes ses forces, soutenue par ses proches qui tentaient de calmer sa colère. Normal, elle venait d’entendre la sentence très lourde infligée à son fils, Taoufik Bouachrine, journaliste et ancien directeur du quotidien Akhbar Al Yaoum. M. Bouachrine a été, en effet, condamné à douze ans de prison ferme et à une amende de 200.000 dirhams. Il devra aussi verser des dommages et intérêts conséquents à ses victimes.
Ainsi, Asmaa Hallaoui percevra 500.000 dirhams. Widad Melhaf, Naima Lahrouri, Kouloud Jabri et Sara El Mers percevront chacune 300.000 dirhams. Quant à Wissal Talaa, Safaa Zeroual et Kaoutar Fal, elles toucheront chacune 100.000 dirhams. Soit un total de 2,2 millions de dirhams. Mais les avocats des plaignantes estiment que les indemnisations accordées par le tribunal sont insuffisantes par rapport aux préjudices subis.
Les victimes indemnisées
D’où leur décision de faire appel. Ceux de Taoufik Bouachrine, à leur tête l’ancien bâtonnier et ancien ministre Maître Mohamed Ziane, font aussi appel. Alors que ce ténor du barreau, connu pour son franc-parler et la virulence de ses propos, avait plaidé pour l’acquittement de M. Bouachrine, il n’a pas caché sa colère et sa profonde déception par rapport à «l’injustice dont est victime son client». La cour d’appel a également ordonné la destruction de tous les enregistrements, ainsi que tout document électronique qui constitue une preuve, et de publier le verdict dans un journal national. Taoufik Bouachrine a été jugé pour divers chefs d’inculpation aussi lourds que gravissimes: «traite d’êtres humains», «abus de pouvoir à des fins sexuelles», «viol et tentative de viol». Selon la loi pénale, ces actes sont passibles de 20 ans de prison. Ils auraient été commis sur 8 victimes qui ont été filmées. L’accusation repose notamment sur huit plaintes, trois témoignages à charge et cinquante vidéos saisies dans son bureau lors de son arrestation, le 23 février 2018.
Ces images, dont certaines sont parues dans la presse, démontrent «des pratiques abjectes et monstrueuses», selon les termes employés par les avocats des plaignantes. La défense, elle, assure qu’il s’agit de «montages». Une expertise technique, menée par la Gendarmerie royale à la demande du Parquet et des parties civiles, a confirmé l’authenticité des vidéos. Selon la défense, cependant, les images ne permettent pas d’identifier formellement Taoufik Bouachrine.
L’affaire a connu plusieurs rebondissements judiciaires depuis l’ouverture du procès, le 8 mars 2018. Quatre femmes citées comme «victimes» par l’accusation ont démenti être concernées. L’une d’elles, Afaf Bernani, a été condamnée à six mois de prison ferme pour avoir accusé la police d’avoir falsifié sa déclaration. Une peine confirmée, le mercredi 7 novembre 2018, en appel. D’autres plaignantes ont refusé de se présenter devant le tribunal. En définitive, huit des quinze parties civiles citées à l’origine par l’accusation ont été reconnues comme victimes et indemnisées.
Un verdict dénoncé
Avant l’énoncé du jugement, Taoufik Bouachrine a pris, une dernière fois, la parole. Calme et sûr de lui, il a affirmé qu’il «est victime d’un procès politique à cause de sa plume». Un sentiment largement partagé sur les réseaux sociaux, qui ont dénoncé ce verdict tombé comme un couperet. Il y a aussi de nombreuses personnalités politiques marocaines qui se sont solidarisées avec Taoufik Bouachrine. Notamment le Prince Moulay Hicham, qui parle, lui aussi, d’un procès politique et appelle la justice à reconsidérer son jugement. Le publicitaire Noureddine Ayouch, l’homme politique membre du PJD, Abdelali Hamiddine ainsi que le secrétaire général du PPS, Nabil Benabdallah, ont aussi évoqué un jugement très dur et une volonté manifeste du pouvoir d’étouffer la liberté d’expression dans le pays.
Ce véritable séisme, pour le moins spectaculaire et inattendu dans le milieu médiatique et politique national, a commencé, vendredi 23 février 2018, en milieu d’après-midi, vers 16h40, lorsqu’une vingtaine de policiers font irruption dans les locaux du journal, situés dans l’immeuble des Habous, sur le boulevard des FAR, à Casablanca. Une descente policière musclée qui a conduit à l’arrestation de Taoufiq Bouachrine.
Un véritable séisme
Cette opération policière contre un journal, la première du genre dans les annales de la presse au Maroc, a provoqué stupeur et indignation dans le milieu médiatique mais aussi dans l’opinion publique nationale. Personne n’a compris une telle action démesurée des autorités, interprétée par d’aucuns comme un terrible retour aux années de plomb.
Tout le monde y avait vu un règlement de comptes contre un journaliste dont la plume était notamment dirigée contre certains symboles du pouvoir. Seulement, il n’en est rien. Le lendemain, samedi 24 février 2018, le procureur général du Roi près la cour d’appel de Casablanca, Najem Bensami, publie un premier communiqué de teneur vaste mais précisant toutefois que l’arrestation de Taoufiq Bouachrine n’a aucun lien avec la presse ou le journalisme.
Dans la foulée, le procureur général décide de maintenir en détention M. Bouachrine, incarcéré dans la prison Ain Borja, à Casablanca. Un deuxième communiqué du procureur général est tombé, quelques heures plus tard, pour mettre fin au suspense et affirmer que Taoufiq Bouachrine a été arrêté pour des agressions sexuelles contre des plaignantes, qui sont pour la plupart des anciennes stagiaires dans son groupe de presse.
Les proches sous le choc
Un procès rocambolesque s’était alors ouvert avec les rebondissements spectaculaires que l’on connait. Connu pour sa proximité avec le PJD et notamment avec son ancien secrétaire général, Abdelilah Benkirane, M. Bouachrine a été plusieurs fois condamné au cours de sa carrière de journaliste.
En janvier 2018, il a notamment été condamné à verser 450.000 dirhams à deux ministres marocains pour diffamation. Et ce à raison de 250.000 dirhams pour le ministre de l’Agriculture et des Pêches maritimes, Aziz Akhannouch, et 200.000 dirhams pour l’ancien ministre de l’Economie et des finances, Mohamed Boussaïd. En 2009, il avait été condamné à quatre ans de prison avec sursis et à des dommages et intérêts pour la publication dans son journal d’une caricature jugée irrespectueuse envers la famille royale et le drapeau national. Mais la récente peine de 12 ans de réclusion est certainement la plus lourde pour un procès qui n’est pas encore fini.
Les proches de Taoufik Bouachrine, en premier lieu sa maman, son épouse et ses deux enfants, sont toujours le choc. Ils vivent ainsi un terrible drame qu’il sera très difficile de surmonter