L’empire qu’il a bâti à la force du poignet est dans l'oeil du cyclone. Comment est-il tombé si bas ? Enquête
La nouvelle a fait sensation dans les sphères de la haute finance marocaine et par “radio arabe”, de bouche-àoreille. Aswak Assalam est l’objet d’un arrêt de saisie prononcé par le tribunal de commerce de Casablanca. Plus que les autres sentences, toutes aussi défavorables au groupe Chaâbi, sur d’autres affaires, la mise aux enchères de cette grande surface n’est pas qu’une décision à caractère strictement financier. Elle a aussi une résonance populaire, comme pour faire écho au patronyme de son créateur, en ce sens qu’elle constitue une ouverture sur le grand public. Une entreprise qui se situe dans le prolongement logique des grands chantiers de la même nature, tels les logements sociaux estampillés Chaâbi lil Iskan. Cet attachement au plus grand nombre d’acquéreurs d’habitation et de consommateurs de produits courants, Miloud Chaâbi y tient beaucoup, par-delà la diversification de ses opérations d’investissement et de production.
Partie constitutive de son identité d’entrepreneur pas comme les autres, il en fait le label personnel de son groupe.
Ce qui lui répugne le plus, c’est que son groupe soit dépersonnalisé ou, pire encore, rangé dans la catégorie de la finance spéculative. Cela peut étonner, venant du détenteur de la troisième fortune du pays, mais Miloud Chaâbi a souvent affirmé que, plus de 60 ans après la création de sa première entreprise, en 1948, il n’a jamais touché de dividende. Ce n’est pas de l’altruisme débridé; c’est tout simplement qu’il réinvestit la totalité des bénéfices qu’il engrange, dans des projets productifs. Une pratique qui ne court pas les rues de nos opérateurs économiques et qui livre le secret de son expansion continue.
Label personnel
En fait, les démêlés de Miloud Chaâbi avec la justice ne constituent pas une surprise; pas plus pour lui que pour les initiés du monde des affaires. Sans aller jusqu’à parler de cabale rondement menée contre lui, il donne l’impression de se sentir dans le point de mire de quelques donneurs d’ordre occultes. Il n’en veut pour preuve que la multiplication des procès qui lui sont intentés et qui versent dans ce sens. À moins que même les milliardaires, genre Chaâbi, soient eux aussi pris de complexe de persécution.
À vrai dire, Miloud Chaâbi s’est toujours singularisé dans l’univers codifié des affaires. Son parcours, tout autant que son extraction sociale, sont atypiques. Voilà un âroubi (blédard), sorti du fin fond de la paysannerie des Chiadmas, où il est né en 1929, qui s’est forgé à la force du poignet jusqu’à s’inviter dans la cour des grands de l’entreprise.
L’oeil du maître
Un milieu, murmure-t-on de façon ostensible, dont il n’a ni le ramage, ni le plumage. Prétention extrême d’un intrus venu d’ailleurs. Haj Miloud Chaâbi en a parfaitement conscience. Autodidacte, profondément pieux et entier, il répond par une conduite où il n’y a pratiquement pas de distance entre l’être et le paraître. Il croît en des valeurs simples qui tiennent en deux mots: le travail et le mérite.
Dans cette conception de l’entreprenariat ainsi résumée se mêlent des pratiques traditionnelles et des touches de modernité. C’est ainsi que dans sa chaîne d’hôtels Mogador pas une goutte d’alcool n’est servie. Même abstinence dans Aswak Assalam, où les vins, les whisky et les bières n’ont pas leur place. D’ailleurs, ces grandes surfaces sont pratiquement les seules à fermer le vendredi. Haj Miloud aime à répéter que ses filiales s’acquittent de la zakat en plus du fisc réglementaire. Un autre réflexe citoyen.
C’est connu, Ynna, en référence à la mère de Haj Miloud Chaâbi, est une holding familiale. Ses sept enfants, six garçons (dont deux sont décédés) et une fille, ont reçu une formation poussée dans les instituts les plus prestigieux d’Europe et d’Amérique.
L’ombre du père
Ils travaillent dans l’entreprise, à différents postes de responsabilité. Mais l’ombre du père n’est jamais loin. Le patriarche représente le recours permanent et constamment présent. L’oeil du maître. La supervision familiale n’empêche pas les DG des filiales d’avoir une grande marge de décision. Malgré la discrétion des fils et de la fille Chaâbi, il n’y a, apparemment, pas de crainte à avoir pour la pérennité de l’entreprise familiale.
Bien qu’il ait présenté tous les gages d’une gestion moderne et porteuse en terme de rentabilité, Miloud Chaâbi n’en a pas moins continué à être perçu comme un épiphénomène qui s’est trompé de métier. Il a aggravé son cas et provoqué, un peu plus, l’ire de ses adversaires, lorsque sa holding s’est exportée en Afrique; avec tous les risques que cela suppose pour cette expatriation du capital.
Espaces interdits
On retrouve ainsi Ynna-Chaâbi au Sénégal, au Mali, en Mauritanie, en Côte d’Ivoire, en Tunisie et en Egypte. Ce n’est pas que du business, car cet entrepreneur hors-norme a accompagné la diplomatie marocaine par des projets et des réalisations qui vont au-delà des bonnes intentions. Difficile de croire que c’est ce désir de vouloir s’agrandir, toujours un peu plus, qui est à l’origine des problèmes de Miloud Chaâbi avec ses pairs et ses partenaires. Cela nous amène à la question incontournable: Y a-t-il un intérêt quelconque à affaiblir, sinon à démanteler, une structure économique pourvoyeuse de 20.000 emplois directs, a fortiori, une entreprise qui paye ses impôts?
À l’évidence, le motif déclencheur n’est pas à chercher du côté de l’économie nationale, dans son acception théorique et générique. De même qu’il est difficile d’invoquer une quelconque atteinte à la libre concurrence, puisque c’est précisément cela que Miloud Chaâbi appelle de tous ses voeux. Il a, par exemple, demandé à ce que les cessions des biens de l’État, essentiellement le foncier, passent par des appels d’offres. Apparemment, mal lui en a pris. Car il se serait, peut-être, aventuré sur des espaces interdits.
Autre question qui intrigue: Pourquoi Miloud CHaâbi n’at- il pas cherché, de façon stable et durable, une couverture partisane pour être un peu moins à découvert? à la limite, on peut penser que Miloud Chaâbi n’avait pas besoin d’engagement politique pour y trouver une affirmation de soi; encore moins un parapluie partisan pour un éventuel faire- valoir. Et pourtant, Miloud Chaâbi a quelque peu sacrifié à ce mariage entre politique et affaires, à sa manière. Il a été, tour à tour, élu sous l’étiquette de l’Istiqlal, du PPS, du PJD et, tout récemment, du Parti de l’Environnement et du développement durable.
Valse partisane
Cette valse partisane n’en est pas une, car le rapport de Miloud Chaâbi à la politique est plus un rapport aux hommes qu’aux enseignes partisanes. Pas plus tard que le 8 décembre 2014, le député Miloud Chaâbi a présenté sa démission au président de la Chambre des représentants. Malgré le poids des ans d’un homme d’affaires octogénaire, il a ainsi marqué sa distance par rapport à un échiquier politique qui brille par sa confusion.
Du coup, fragilisé et vulnérable, l’empire du fils d’Essaouira est pris dans l’oeil du cyclone. Est-ce pour autant la fin du mythe Chaâbi? Le vieux briscard de l’entreprise se battra encore, à n’en pas douter, pour avoir raison des vicissitudes actuelles. Lui, qui en a vu tant d’autres.
En continu
LA FIN D’UN MYTHE
- par Abdellatif Manssour
- 17-03-2015
- Société