Entretien avec Kaouthar Lbiati, médecin et spécialiste des politiques de santé

"Il existe actuellement au Maroc un environnement relativement propice à l'innovation"

Conseillère santé et industrie pharmaceutique à l’Institut marocain d’intelligence stratégique (IMIS) et membre du conseil stratégique de la start-up américaine “Cytovia Therapeutics” spécialisée dans les thérapies cellulaires et cancers, Kaouthar Lbiati croit fermement au potentiel du Maroc de devenir hub et leader en Afrique en matière de technologies de la santé.

Pour vous, le Maroc peut devenir un hub africain en matière de technologies de la santé. Qu’est-ce qui vous fait croire cela?
Dans la période aiguë du Covid-19, de nombreuses innovations technologiques ont vu le jour au Maroc. Le ventilateur Nafas, le masque qui utilise la technologie bluetooth, le séquençage génomique du virus SARS-CoV-2 pratiqué sur un cas infectieux apparu au Maroc ainsi que le kit diagnostic utilisant la technologie PCR. Tous ces exemples révèlent l’existence d’un réservoir d’innovation latent dans le pays. Mais la concurrence en Afrique dans ces mêmes secteurs est rude. Le Maroc a également consacré un fonds dédié de 50 millions de dirhams pour onze thématiques liées à l’intelligence artificielle, dont la santé -communiqué de mars 2020. Ce fonds servira à accélérer le développement et la mise sur le marché dans les prochaines années d’innovations issues de cette discipline.

Entre 2017 et 2019, le Maroc a observé une augmentation des volumes de transactions en capital-risque destinées à financer les entreprises digitales émergentes, tous secteurs confondus. Cette croissance reste néanmoins inférieure à celles observées dans des pays comme l’Egypte -200 millions de dollars- ou le Sénégal -50 millions de dollars- et ce à la fois en nombre absolu de start-ups créées et en financement. Il serait intéressant d’en analyser minutieusement les raisons d’autant plus que le Maroc figure dans le top 10 dans les pays d’Afrique en terme de compétitivité selon le classement 2019 de l’Indice mondial de compétitivité 4.0 du Forum économique mondial (FEM).

La diaspora marocaine pourrait jouer un rôle déterminant à plusieurs niveaux, par exemple par le partage des compétences et expériences entrepreneuriales avec les entrepreneurs résidents au Maroc mais aussi en matière d’activation de réseaux du capital-risque aux États-Unis, en Asie et en Europe, afin de mobiliser le capital vers le Maroc, de l’amorçage aux stades les plus avancés de développement. Mais à quand une vraie stratégie pour encourager la migration inverse des talents spécialistes en technologies de l’information?

Afin d’être en phase avec cette vision moderne et ambitieuse, il faudrait inclure toutes les compétences nationales et tabler sur l’entreprenariat féminin. Selon la Banque africaine de développement (BAD), l’Afrique subsaharienne compte le plus haut taux d’entrepreneuriat féminin en Afrique, à 21.8%, et le taux moyen des start-ups fondées par des femmes dans la région MENA est de 35% comparé à 10% dans le monde. Nous pensons que les femmes marocaines ne manqueront pas ce rendez-vous à condition que les investisseurs nationaux, institutionnels et privés, s’assurent de l’accès équitable des entrepreneuses aux fonds nécessaires pour le développement de leurs projets, particulièrement si ceux-ci ont le potentiel de générer de la valeur.

Le Maroc peut même, selon vous, devenir leader en technologie de la santé en Afrique dès 2025. N’est-ce pas par trop optimiste?
Cela nous paraît très réaliste. En général, les outils numériques passant par l’utilisation de plateformes digitales et d’applications téléphoniques mobiles permettent à des secteurs d’activité de se développer rapidement sans passer par les étapes de développement qu’ont connues les pays plus avancés dans ces domaines: c’est le phénomène du leapfrogging. Par conséquent, soutenir et accompagner l’innovation numérique dans le domaine de la santé, c’est donner au Maroc les moyens de relever les défis économiques de la demi-décennie à venir.

Le téléphone portable muni de ses applications devient ainsi un outil de diagnostic et de soin médical. La télémédecine, qui a connu une expansion au Maroc et dans le monde durant la crise du Covid- 19, continuera à se développer après la pandémie, en parallèle avec les visites médicales classiques à l’hôpital ou en cabinet. Cela constitue une opportunité de plus pour l’innovation marocaine. Car c’est ainsi que le Maroc pourrait voir émerger des solutions et services qui renforceraient son système de santé publique et offrirait une rentabilité au secteur privé via l’export par exemple. Ces innovations, si elles sont portées par des start-ups “disruptives”, peuvent transformer des contraintes spécifiques au contexte dans lequel elles évoluent en opportunités et projets créateurs de valeur. Par exemple, la technologie des drones pour le transport de poches de transfusions de sang et de vaccins et contribuer ainsi à assurer l’accès aux soins aux habitants de zones reculées et à pallier à l’infrastructure défaillante.

Un autre exemple est celui de la technologie de l’apprentissage machine appliquée aux données de santé -données génétiques, images anatomo-pathologiques- qui pourrait faire du Maroc un leader africain incontestable dans la recherche internationale et le champion de développement de biotechnologies à forte valeur ajoutée -par exemple dans les thérapies ciblées.

On parle notamment de renforcer les partenariats public-privé dans le domaine de la santé. En tant que spécialiste des politiques de santé internationales, pensez-vous que cela puisse être la solution pour réformer le système de santé marocain?
Au Maroc, les budgets publics et privés alloués à la santé devraient s’adapter à la demande croissante des services de santé de la population nationale. Le secteur privé devrait venir renforcer le secteur de la santé publique pour répondre à des problématiques et des axes stratégiques bien définis par les autorités de santé. La couverture médicale généralisée reste incontestablement à nos yeux la priorité numéro 1 au Maroc. Il faudrait rapidement atteindre la cible des 100% de la population à l’horizon 2025 et y inclure le secteur informel qui représente aujourd’hui environ 40%. De plus, appliquer le principe d’équité dans l’accès au diagnostic et aux soins médicaux sur tout le territoire national est une priorité absolue. Parmi les objectifs nationaux que nous devrions atteindre à l’horizon 2025: une réduction significative des taux de mortalité materno-foetale, du cancer du sein et du col de l’utérus. Il est crucial de ne pas lésiner sur les moyens afin de favoriser le recrutement et le déploiement d’obstétriciens et de sages-femmes dans le monde rural et des campagnes de dépistage précoce des cancers du sein et du col de l’utérus chez les femmes. Afin d’optimiser les résultats, cette opération bénéficierait d’un partenariat public-privé. Une autre priorité à considérer à l’aune du XXIe siècle est celle liée à la maîtrise des données de santé.

Pourquoi cela?
D’abord parce qu’une politique de planification efficace en santé publique doit reposer sur des données de santé robustes; par exemple il est urgent de constituer un registre national -données de mortalité liées aux cancers, maladies cardiovasculaires, pulmonaires, complications de diabète. Il est tout aussi important de numériser -rendre électroniquesles dossiers médicaux des patients. Si le gouvernement garantit l’accès aux données médicales, les sociétés de technologie d’analyse de données pourraient appliquer les techniques d’apprentissage profond -deep learning- et/ou d’apprentissage machine pour répondre aux besoins en innovation des cliniciens, hôpitaux et autres structures sanitaires nationales -laboratoires de biologie, radiologie, anatomopathologie, etc. En matière de données de santé, le secteur privé des nouvelles technologies de l’information pourrait en effet aider à la simplification de l’interface utilisateur, la définition de la qualité des données cliniques à saisir ainsi que leur éligibilité à la recherche, mais surtout à assurer l’interopérabilité entre les systèmes à mettre en place. Enfin, il faudrait placer les données de santé au coeur de l’innovation tout en respectant le principe de confidentialité des patients. Ces données de santé personnalisées pourraient ainsi être mises de manière anonymisée à la disposition d’institutions de recherche nationales et internationales, publiques et privés.

On peut jeter la pierre à l’Etat, mais n’y a-t-il pas selon vous une part de responsabilité qu’assument ou doivent également assumer les opérateurs en ce qui s’agit de notre manque relatif d’innovation?
Il existe actuellement au Maroc un environnement relativement propice à l’innovation, grâce notamment à une bonne pénétration de la connexion internet. Cependant, les écosystèmes nécessaires à la pérennité de l’entrepreneuriat -incubateurs, accélérateurs, mentorat, capital-risque- manquent de coordination opérationnelle et le marché national du capital-risque est balbutiant. Si l’on analyse le phénomène de l’innovation au Maroc sur la base de dimensions comprises dans l’indice utilisé dans le Tableau de bord de l’innovation 2020. On trouve qu’au Maroc, la taille de la population ayant accès à l’éducation supérieure reste limitée. Le nombre de nouveaux doctorants au Maroc est de 35.000 chercheurs seulement, le budget R&D, de 14 milliards de dirhams, est bas, dans la mesure où il ne constitue que 0.8% du PIB, et le dépôt de brevets de propriété intellectuelle est limité. En terme de soutien financier, seulement 22% du financement de la recherche proviennent du secteur privé alors que 73% proviennent du public. De surcroît, les dépenses du secteur privé en matière d’innovation hors-R&D, cofinancement public-privé ainsi que la collaboration des PME entre elles sont toutes des dimensions à faible performance.

Un pays qui, selon vous, performe en matière d’investissement du secteur privé dans l’innovation...
Prenons l’exemple de la Turquie, considéré comme un innovateur modéré selon l’indice utilisé dans le Tableau de bord de l’innovation 2020 et qui compare la performance de la Turquie à la moyenne des pays européens. La Turquie possède un environnement propice à l’innovation et est dotée d’un capital humain important d’innovateurs. Néanmoins, la Turquie dépose relativement peu de nouveaux brevets et produit peu de copublications scientifiques internationales et d’emplois liés à l’économie du savoir. En revanche, les investissements par les compagnies privées dans l’innovation est une dimension dans laquelle la Turquie excelle, avec par exemple, les dépenses en innovation hors-R&D, en innovation organisationnelle, en marketing ou celles liées au produit ou à l’amélioration des procédures, ainsi que dans la collaboration entre ses PME. Sans prendre la Turquie pour modèle à suivre, notre message est qu’il faut une plus forte implication du secteur privé dans la recherche pour atteindre au moins un niveau d’innovation considéré selon les standards internationaux comme étant modéré.

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